04 décembre 2025

62 - Le destin étrange de Marie-Thérèse

Marie-Thérèse était une femme sans scrupule ni hygiène ni souliers. Elle marchait pieds nus, se mouchait dans la nappe, trompait les aveugles en leur rendant la monnaie. Épicière de son état, Marie-Thérèse avançait un chiffre d'affaire médiocre. Cette célibataire quinquagénaire était une entêtée de caractère, redoutable, finaude et peu encline aux confidences.
 
Avec ses apparences de notable, la commerçante avait une mentalité de vagabonde. Arborant un tricorne à plumet, allongeant le pas sans semelle, elle ne manquait pas de cervelle cependant : la tête couverte, le talon dévoilé, les poches percées, elle courait dans les rues comme dans les forêts en scandant des refrains champêtres -ou paillards- mêlés de comptes domestiques pointus. En effet, coiffée de son chapeau empenné et  levant lestement sa cheville sans protection, Marie-Thérèse ne rechignait pas, tout en cavalant, à chanter ses calculs et pourcentages mercantiles sur des airs joyeux.
 
Et même mélancoliques !
 
Ce n'était pas ses courses insensées à travers villes et bois qu'on lui reprochait, mais sa propension à déterrer les cadavres de chouettes que des paysans méfiants tuaient depuis des générations, autant par tradition que par superstition. C'est que Marie-Thérèse avait pris l'habitude de confectionner ses soupes avec les oiseaux de malheur. Opportuniste et lucide, l'étrange gitane des champs savait tirer profit de la sottise de ses concitoyens.
 
Elle cheminait les orteils à l'air mais pédalait dûment chaussée... Juchée sur son vélo rouillé, elle ressemblait à une déchue princesse des sentiers pleins de poussière. Son inénarrable couvre-chef se voyait de loin et le grincement de sa monture était reconnaissable d'entre tous. On disait en l'apercevant : "Voilà la vélocyboulette !"
 
Mi démente, mi démone, Marie-Thérèse avait de l'allure !
 
Son commerce périclita. Elle finit faucheuse d'herbes. Besogne absurde, grotesque et inutile qui ne lui rapportait que peines et tourments. Enfin, un labeur pas toujours infructueux en vérité : parfois elle s'enfonçait dans les fossés pour y couper les plantes folles qui y poussaient, ce qui soulageait le travail des cantonniers. Mais la plupart du temps elle guillotinait les tiges de verdure au hasard dans la prairie, n'importe où dans la nature, quelque part dans les espaces libres, entre le lointain et l'horizon...
 
Comme ça, pour rien, sans raison valable.
 
A l'heure qu'il est, elle n'est pas morte du tout. Ca fait trente-cinq ans qu'elle arpente chemins creux et sylves séculaires, la vieille Marie-Thérèse. Elle fauche, déchaussée, sa drôle de cornette à plume sur le front. Ca lui fait quatre-vingt cinq ans. Etant donné qu'elle ne représente pas une menace pour la société en dépit de la lame qu'elle trimballe sur le dos à longueur de journée, nul n'a encore songé à la faire interner.

On ne l'aime guère dans le coin certes, mais au moins on la laisse récolter ses gerbes de graminées sauvages.

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