Emile remplissait avec fierté la fonction de bedeau du village. Et comme
bien des pauvres diables de son espèce, il était passablement demeuré, mal
dégrossi, voire un peu idiot, quoique fort aimable. Toujours prêt à rendre
service, il se dévouait tant qu'il le pouvait pour aider, c'est-à-dire dans la
mesure de ses moyens, lesquels étaient assez limités. Son office se résumait
surtout à sonner les cloches à la messe dominicale. Et quand il oubliait de
carillonner, c'est lui qui se les faisait sonner, les cloches. C'était là toute
l'affaire de Monsieur le curé qui n'avait pas son pareil pour tonner contre son
"fichu bedeau de bon à rien" comme il disait...
Bref, la vie dans le bourg s'écoulait, banale et sans heurts pour le brave
Emile.
Un jour le prêtre confia une tâche inhabituelle à son assistant : il
fallait épousseter les statues en plâtre de l'église. Emile se chargea donc de
remplir sa mission avec une imbécile ferveur, conformément à son habitude. Armé
de son essuie-meubles et à l'aide d'un escabeau, il s'attaqua sans tarder aux
moulures naïves qui ornaient les murs décrépis du lieu de prières. Après avoir
astiqué quelques bienheureux, il posa bientôt son échelle devant l'image de la
sainte locale. Celle-ci avait les seins dénudés et semblait les offrir aux
regards concupiscents d'un siècle aux moeurs frileuses dans une posture
paradoxalement sulpicienne. Emile ne s'était encore jamais approché d'aussi près
de cette flatteuse anatomie si haut perchée, pas plus que d'une demoiselle de
chair d'ailleurs.
Et pour la première fois de son existence, une gorge glorieuse avait
troublé le sacristain, même si cette attrayante poitrine résultait d'un médiocre
moulage. Il poursuivit cependant sa besogne en commençant par le haut de la
forme féminine.
Mais une fois le visage de la béate religieusement et longuement nettoyé
comme pour retarder quelque honteuse échéance, le frottoir d'Emile arriva
inévitablement à hauteur des mamelles en question, ces tétins qu'il redoutait
tant. Il hésitait devant les petits dômes de faux albâtre... Puis, gauchement il
passa son linge sur le buste dévoilé de la figure pie. A ce moment précis un
phénomène inédit eut lieu dans la tête bornée et fruste du benêt, un phénomène
qui représentait pour lui un événement d'une immense envergure : il eut
l'impression d'accéder au temple de Vénus.
Son geste devenait fébrile.
Il faisait cela à la manière du jouvenceau qui découvre le corps femelle et le
caresse avec émotion... Il ressemblait comiquement à l'adolescent boutonneux se
retrouvant subitement face à la double fontaine d'ivresses de la soubrette qu'il
avait si longtemps désirée...
Une tempête de passions se leva dans ses profondeurs candides de
rustaud.
Il tremblait en caressant de son torchon les appas de l'effigie. C'était à
la fois touchant et pathétique, attendrissant et navrant, émouvant et pitoyable,
insolite et criant de détresse...
Cette représentation sacrée incarna soudain l'exclusive flamme de sa
sensibilité de puceau. De la femme, Emile ne connaissait pour ainsi dire que
cette inerte présence de la maison de Dieu, sa seule référence. Piètre science
amoureuse acquise à bout de chiffon au cours d'une éminente charge
ménagère...
Dans les semaines qui suivirent cette "expérience sentimentale", les
transports de cet homme ingénu pour la blanche silhouette ne s'amoindrirent pas,
au contraire. Il allait voir régulièrement sa "fiancée", ainsi qu'il
l'affirmait, sa "belle dame" qui l'aimait vraiment clamait-il, parce qu'au moins
celle avec laquelle il entretenait un commerce aussi platonique que misérable ne
le repoussait pas du sommet de son perchoir...
On le voit, le coeur humain est admirable, ou parfaitement indigent, qui a
de temps à autre ses héros. Ou ses martyrs...
Dix ans, vingt ans passèrent. Emile faisait toujours résonner l'airain le
dimanche. Un peu plus vieux, un peu moins vaillant dans cet emploi mais
immuablement épris de son amante pétrifiée. Les villageois qui ne savaient rien
de cette singulière, affligeante, désolante histoire d'amour entre cet infirme
et son immobile égérie, depuis deux décennies qu'ils entendaient l'innocent leur
répéter qu'il avait une dulcinée, lui répondaient parfois par quelques propos
salaces avec des airs goguenards. Par exemple :
– Alors l'Emile, quand c'est-y que tu vas la foutre en cloque ta sacrée
fumelle d'péronnelle ?
Et lui de répondre invariablement, naïvement, avec toute la pureté de son
âme simple, de son esprit débile, de sa nature ignorant la malice :
– C'est ma compagne que je vous dis, je va pas la mettre enceinte, j'y suis
point encore marié avec. C'est ma bien-aimée que ça fait vingt ans que je
l'aime. Elle aussi elle m'aime, même si elle cause guère. Moi je sais que c'est
ma bonne amie, ma vraie chérie... Ma beauté du clocher, ma fiancée qu'est dans
l'Ciel...
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