Lorsque j'entre dans ces endroits particulièrement prosaïques que sont les
magasins alimentaires des petites villes sarthoises embourbées dans des
habitudes ancestrales, la moue volontairement hautaine, l'allure délibérément
détachée, je ne peux m'empêcher -c'est plus fort que moi- de considérer de toute
ma hauteur les clients affairés qui papotent entre eux, entretenant le lien
social sur leurs bases communes, plébéiennes.
Ils sont aisément reconnaissables à leurs mines de phacochères, tantôt
pâles et flasques, tantôt rougeaudes et ivrognesques. Et s'ils présentent une
apparence plus anodine, on les identifie au ton de leurs conversations, aux
soucis vulgaires qu'ils se confient, à leur maintien, à la toilette de leurs
femmes, à leur voix, leurs rires, leurs achats : tout trahit la misère de leur
condition.
La bassesse de leurs aspirations digestibles se lit sur leurs faciès. Tel
épais moustachu (la moustache : symbole de virilité, de séduction chez la
roture) blagueur et bonhomme espère quotidiennement toucher la fortune sous le
ciel égalitaire du LOTO, joue religieusement au tiercé, passe ses soirées au bar
sacralisé du coin, lave scrupuleusement sa voiture chérie des heures durant, est
un fervent spectateur des jeux télévisés les plus stupides, aime le gros
rouge... Tout ça se voit, est écrit noir sur blanc sur sa face "d'ouvrier
mécanicien spécialisé" de chez Renault. Ces vérités de charcutier transpirent à
travers son air porcin avide de satisfactions comestibles, à travers ses bras
musculeux aux tatouages douteux, sa gourmette clinquante, son maillot bon marché
mal ajusté, son bob publicitaire vissé sur son front déjà ruisselant de fièvre
consumériste...
Telle autre pousseuse de chariot est une amorphe ménopausée consommatrice
convaincue de rutilantes futilités, le corps bouffi, le ciboulot décrépit,
atteinte à la quarantaine de pré-sénilité qui la conduira tout droit à
l'hospice, abrutie au dernier degré par une vie misée sur les biens ménagers.
Une existence entière tourmentée par les trésors domestiques de son panier,
vouée à la providence des bons de réduction, consacrée aux mystères de son
évier.
Voilà ce que je pense lorsque je me mêle à la clientèle de ces lieux
commerciaux, dans les humbles cités de la Sarthe. Et je me sens supérieur à
cette humanité déchue vivant dans l'opulence matérielle et le néant spirituel...
Ces bipèdes obèses en quête de pots de cornichons et de chapelets d'andouilles
sont des demi-bêtes. Le contenu de leur caddie est à leur image : navrant. Je
leur souris par devant. Et les méprise en silence. A quoi bon tenter de leur
dévoiler le fond de ma pensée ? Que comprendraient-ils à mon dédain ?
Je préfère cultiver un "malentendu constructif" avec cette populace, faire
croire à ces brutes moyennes que je suis des leurs, en dépit de mes manières
d'aristocrate. Alors je me force à les singer : je réponds à leurs plaisanteries
de circonstance par un regard faussement complice, adresse des amabilités
d'usage à la caissière qui s'en trouve fort honorée, fais mine d'apprécier
l'humour de bistrot ces béotiens hilares qui m'entourent... Mais en moi je hurle
:
— " Pauvres types ! Minables lourdauds ! Lamentables balourds ! Affligeants
rustauds ! Consternantes enclumes ! Je ne suis pas de votre monde et vous ne le
voyez même pas, âmes grossières que vous êtes ! Et vous n'avez même pas honte
d'étaler vos gros quartiers de viande surgelés sur le tapis de caisse ? Et vos
saucisses pur porc de prolétaires dégénérés que vous avez toujours été, ça ne
vous gêne pas de les exhiber là, dégueulassement, devant un être raffiné comme
moi ? Comment osez-vous ! Et ce soir vous allez bouffer du TF1 en vous
empiffrant de vos foutus steaks-frites ! Et ça, ça vous rassure n'est-ce pas, ça
vous rend encore plus vous-mêmes, hein ? Et puis vous crèverez d'un infarctus,
d'un cancer des poumons, d'une atrophie du cerveau, d'un trop-plein
d'abrutissement, d'une indigestion de roturiers ! Vous êtes des infirmes du
coeur, des handicapés de l'intelligence avec vos sensibilités de boeufs, vos
goûts de verrats, vos moeurs de sangliers !
Moi je lis sans peine la profondeur de votre indigence sur vos visages et
vous, avec vos cervelles pétrifiées dans leurs routines horizontales, vous êtes
bien incapables de lire la finesse de mon esprit qui en ce moment vous honnit,
vous dissèque, vous scalpe sans la moindre indulgence ! Vous me prenez à témoin
de vos préoccupations de bovins, de vos espérances ogresques de mangeurs de
plats industriels, vos rêves grotesques de vacanciers bedonnants, vos problèmes
ineptes de cotisants... Et vous croyez que je suis des vôtres ? Si vous
saviez... Primitifs, barbares, frustes, sauvages que vous êtes ! "
Ils continuent de me joindre à leurs bavardages d'acheteurs de
chipolatas-patates-congelées. Et moi j'acquiesce sourire au lèvres, crocs
rentrés. Mais acérés. Et je me retiens de les montrer, aimable, impassible
jusqu'au bout. En sortant du supermarché, je leur fais un signe amical, leur
souhaite une bonne journée.
Une fois dehors, avec soulagement je respire enfin l'air frais en me
répétant inlassablement :
— " Indécrottables abrutis, considérables minus, adipeuses caboches
de bourriquots, piteux naufragés du quotidien..."
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