22 février 2025

27 - L'arrosoir

J'entrai dans la quincaillerie.
 
J'y croisai un échantillon de la population locale. Toute la province était là. Réunies autour des cuivres et de la soude, des ménagères se concertaient avec les aides, la lèvre contrariée, le visage interrogateur, le front angoissé : il était question de tuyaux de douches, de seaux, de passoires... Préoccupations ordinaires de la gent commune.
 
Mais au fond de la boutique une intrigue se tramait, dans une atmosphère pesante. Une habituée monopolisait toutes les attentions, du personnel jusqu'à la direction, qui tous très courageusement regardaient de loin, du coin de l'oeil.
 
L'affaire était grave.
 
La blouse à fleurs tendue par un giron opulent aux charmes douteux, la femme du maraîcher tentait une énième fois des séductions mammaires sur un des commis, un trentenaire effacé, afin qu'il consentît à lui céder à vil prix un arrosoir de toute beauté. Étincelant, l'objet de convoitise semblait faire les yeux doux à la corruptrice. L'employé savait l'étrange passion de sa cliente pour cette pièce si précieuse qu'elle ne pouvait décidément pas se résoudre à vouloir payer le montant affiché, pourtant fort abordable. C'est que cette dernière était avaricieuse. Maladivement avaricieuse. Aussi, régulièrement elle venait discuter âprement le coût de ce trésor horticole, de plus en plus revu à la baisse pour un oui, pour un non. Elle voyait plein de défauts à cet ustensile de jardin. Si bien qu'au bout de plusieurs semaines de ce manège, l'article de zinc complètement dévalué par ses soins ne valait, selon elle, quasiment plus que quelques sous ! Forte de son incroyable mauvaise foi, l'épouse de l'horticulteur comptait bien acquérir à moindres frais le réceptacle de sa folie.
 
Tous les moyens étaient bons pour faire triompher un si noble dessein domestique, se persuadait-elle. Aussi le marchandage durait-il depuis presque un an, comme une ronde sans fin. Le fameux accessoire, fort heureusement, attendait toujours sur le présentoir, brillant de tous ses feux sous le néon jaune, n'ayant trouvé nul acquéreur au fil des mois, ce qui confortait sa future acheteuse dans son idée fixe. Pour elle c'était un signe. Le Ciel des avares s'était penché sur son cas, mobilisant tous les anges de la pingrerie autour de sa cause. Il fallait dans ces conditions qu'elle continuât le combat, elle ne pouvait pas abandonner après des luttes aussi acharnées, héroïques.
 
La rage de l'économie la tenait en éveil en permanence, lui donnait des ailes, du courage, de la patience et même des idées. Perspicace, obstinée, parfaitement incorruptible, l'envieuse bravait systématiquement et sans ployer d'un cil les arguments su subalterne.
 
Sordide et pittoresque, ce spectacle m'enchantait. Je m'attardais souvent dans le bazar pour observer ce phénomène et me tenir au courant de l'évolution de son cas. Lorsque je voyais cette ladre mamelue rôder au pied des vitrines, j'entrais avec elle discrètement sans jamais rien acheter, juste pour me délecter de ce vivant théâtre.
 
Et puis un beau jour, là devant moi le miracle eut lieu : las, résigné, exaspéré, le chef de la respectable maison intervint, au grand soulagement du pauvre assistant. Il fit cadeau du produit manufacturé à la dame du jardinier. Le fait était vraiment inattendu.
 
Immense émoi dans le magasin.
 
La bénéficiaire de cette rareté ressortit victorieuse devant la clientèle sidérée. La centième tentative de l'avare avait été la bonne, dépassant d'ailleurs toutes ses espérances puisqu'elle avait gagné la bataille sans même débourser un seul centime. Certaines consommatrices, visiblement blessées, en conçurent une profonde jalousie. Deux ou trois mauvaises langues prêtèrent même au patron de l'établissement de malhonnêtes intentions envers sa si fidèle non payeuse...
 
L'histoire de ce récipient eut un retentissement funeste. Le bruit de ce scandale local s'étendit jusqu'aux limites de la paroisse voisine, ce qui ruina bientôt la réputation du quincaillier qui dut fermer son commerce.

C'est que dans certains trous de sous-préfecture, on pardonne rarement ce genre de crime. 

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