25 février 2025

39 - L'oeuvre du temps

Elle avait un prénom unique : Rosemonde-Aimée.
 
L'image de mon premier amour me revenait en mémoire, tandis que je flânais sur le port. L'air doux du printemps, les vagues, la brise m'amenaient naturellement au souvenir de mon ancienne amoureuse, le seul astre de ma vie, joyau pur de ma jeunesse, ange descendu sur Terre, idylle virginale...
 
On s'était juré mille sornettes sur la plage. Serments ingénus de l'âge pubère... Nous nous perdîmes de vue, la rose m'oublia, se maria sans doute. Trente années s'étaient écoulées. Je ne l'avais plus revue. Qu'est devenue aujourd'hui cette fleur ?
 
Je me remémorais avec tendresse nos étreintes sous les étoiles. Chastes, exaltées. Mon ex-conquête avait toujours représenté pour moi l'Amante. Elle ressemblait à une gazelle, une créature linéale, éthéréenne, évanescente. La grâce incarnée. Ma bien-aimée de jadis avait une voix comme le chant de la mer, des flots d'or pour toute chevelure, de l'azur dans le regard. Une écume sur les lèvres aussi : promesse d'un baiser qu'elle ne me donna jamais.
 
Des cris stridents me sortirent de ma mélancolie : une espèce de monstre femelle s'agitait à quelques mètres de moi. Enorme, rougeaude, hideuse. La vendeuse de poissons penchée sur ses cageots extirpait les viscères de sa marchandise tout en hurlant sur son mari ivre qui tentait maladroitement de justifier son état.
 
Négation parfaite de la Vénus éternelle, la brailleuse m'inspirait dégoût, pitié. Le spectacle était pittoresque, affligeant, grotesque. L'hystérique agonissait d'injures son époux penaud, minuscule à côté de l'imposante présence. L'obèse avait une cigarette jaune au bec, des mains d'ogresse, une poitrine titanesque. Une vraie caricature "cunégondesque". Le tue-l'amour par excellence.
 
Comment cette bête adipeuse avait-elle pu allumer des sentiments chez cet homme, me demandais-je ? Cette porcine incarnation fut donc jeune et attirante, elle aussi ? En voyant ce mastodonte, j'avais peine à m'imaginer la chose ! Comment en était-elle arrivée à ce degré de déchéance ? Quelle dégradation s'étalait devant moi ! Après m'avoir amusé deux minutes, la vision de cette marchande de fruits de la marée me fit ardemment désirer me replonger dans ma quiète rêverie...
 
La secrète évocation de ma compagne d'autrefois agissait comme un antidote face à ce cirque, un baume contre l'horreur de cette scène.
 
Je poursuivis mon chemin le long du quai, faisant semblant d'ignorer la mégère lorsque je passai à sa hauteur. Je hâtai le pas. Derrière moi j'entendais de loin en loin les éclats orageux du phénomène.
 
Soudain, je blêmis.
 
Son conjoint, après avoir lâché quelques jurons, nomma l'acariâtre épouse. Cette coche infâme, était-ce possible que... Il dévoila pourtant distinctement son obscure identité sous la clarté du ciel... Difficile à croire ! A chaque fois que je repense à ce nom prononcé par l'ivrogne s'adressant à sa femme, un frisson terrible m'envahit. Ses paroles résonnent encore dans ma tête :

— Ben moué je vais te dire ! Tu vaux guère l'vin que j'déglutis tous les jours pour mieux chasser de mes yeux ta face de beuglante, tu m'entends la Rosemonde-Aimée ?

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