22 février 2025

9 - La pensée à la sauce tomate

Cheminant sans but mais non sans fruit dans les artères paisibles de la petite ville sarthoise, je me sens seul au monde. Plongé dans mes songes abstraits, je ne vois que les nuages de mes pensées élevées.
 
Arrivé au bord du gouffre de mes méditations essentielles et bientôt pétrifié par le vertige des mes interrogations ultimes, je stoppe le pas.
 
Qu’est-ce que le bipède ? Son but ? La mort ? L’infini ? La raison et la cause des choses ?
 
Au même moment dans la rue de cette cité si calme nommée Sillé-le-Guillaume où je me trouve, madame Michelard, imposante, pragmatique et résolue ménagère présentement préoccupée par la confection du bouillon du soir, tranche tout net la tête d’une grosse poiscaille sur sa planche de cuisine dans un fracas gras et spongieux ! Ceci fait elle éventre la bête d’un coup ajusté afin de l’éviscérer dans les règles de l’art. Pas d’état d’âme, l’heure du repas est proche et il y a encore la soupe à préparer. D’ailleurs quelques ingrédients manquent, ce qui la soucie franchement.
 
Absorbé par mes fumées philosophiques, je ne perçois rien de ces énormités domestiques, alors que je me situe non loin de la demeure aux volets entrebâillés où se déroulent ces faits anodins mais crus.
 
Que fait l’Homme dans cet Univers plein de mystère ? Partout où se porte mon regard, tout n’est qu’énigme... Naître, chercher, mourir... Poids de la condition humaine, quête de sens...
 
— Ha ben  tiens te v’la enfin fainéasse ! C’est à c’t’heure là que t’arrives ? Ousque t’as encore été boire ? Dis, tu pues la gnôle à vingt mètres à la ronde espèce d’ivrogne ! Tu sais que c’est un vrai chantier près des cabinets, qu’est-ce que t’attends pour aller débordeliser tout ça ? C’est-y pas honteux ! Tu crois quand même pas que tu vas aller cuver dans ton fauteuil pendant que je fais la popote ! Allez ! Va nettoyer les saloperies près des cabinets depuis le temps que tu devais le faire !
 
Echanges ordinaires entre notre brave cuisinière -au giron aussi développé que son sens pratique- et son tendre époux quelque peu oublieux de ses devoirs communs.
 
Cette fois les échos de ces témoignages de vie épaisse me parviennent.
 
Et me sortent de ma profonde rêverie spéculative...
 
Des manifestations rudes, frustes, perçantes, outrancières et bien concrètes de cette réalité sur laquelle précisément je suis en train de me poser des questions sans insolubles.
 
Intrigué, je m’approche de la fenêtre et aperçois madame Michelard, son grand couteau à la main, affairée entre la truite étêtée aux entrailles ouvertes étalée sur la table et son mari imbibé d’alcool titubant vers les cabinets, à ses oeuvres...
 
Alors dans un élan insensé de vérité, de franchise et de colère mêlées je m’adresse à l’ogresse en des termes radicaux, ne m’embarrassant nullement de précautions verbales dans l‘état de questionnement fondamental où je suis :
 
— Madame, à vous voir et vous entendre votre existence semble se réduire à de vulgaires activités ménagères dignes de l’impératrice des concierges de province que vous êtes !
 
Sa réponse, prompte, claquante, désarmante, aussi dénuée de fioritures que ma métaphysique :
 
— Tu tombes à pic mon coco ! Il me manquait justement un petit cornichon, une tomate juteuse et une bonne patate pour mon potage...  Tu fais les trois en un à ce que je vois, ben tu feras vite l’affaire avec moi !


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