Vêtu de sa blouse de travail couleur grisaille, il s'affairait au
milieu de ses marchandises avec l'air pénétré de ceux qui sont investis de
hautes missions. Une vie passée à exaucer des souhaits pratiques, à débattre
avec les fournisseurs et la clientèle de sujets pointus relatifs à des produits
détergents, à des chignoles, à des mécanismes subtils de balais-brosses...
Parfois il entrait dans des discussions savantes et inspirées avec ses clients
pour savoir quel évier, quels jeux de vis ou genres de casseroles
correspondaient le mieux à leur recherche. La satisfaction des acheteurs lui
donnait le sentiment d'être utile.
Et même irremplaçable.
Il n'ignorait point que les concierges le considéraient comme un notable,
un éminent rouage social de la sous-préfecture. Aussi remplissait-il sa mission
avec une ferveur non feinte.
Dans son bazar, une odeur de sainteté. Des exhalaisons âcres de
chasteté semi-rurale. Un siècle et demi de trésors domestiques entreposés en ces
lieux avait rendu l'atmosphère irrespirable : dans son bric-à-brac tout suintait
les relents de la province étriquée ! Sur les étagères, les petits riens passés
de mode restituaient avec insistance des parfums ensevelis depuis une éternité.
Effluves obsolètes à jamais perdus, oubliés par le reste du monde et qui donnent
cette nausée délectable que l'on appelle "mélancolie"...
Vétustes et cossus, les rayons croulant sous les pièces et outils inspiraient
un ennui mortel. L'ambiance désuète et austère de la boutique s'accordait à
merveille avec la tête du quincaillier qui sous son tablier sombre se prenait
pour un empereur plein d'éclat.
La quincaillerie était une vieille affaire fondée par d'illustres aïeux
qui, en plein XIXème siècle, s'étaient fait un nom dans la ville. Rois d'une
future dynastie de ferblantiers vouée à la légende familiale, leurs portraits
jaunis trônaient au-dessus du comptoir, lieu symbolique de toutes les réussites
provinciales.
Endroit vénérable du royaume, zone rouge de l'antre séculaire, sujet tabou
depuis plus de cent cinquante ans, la caisse inspirait un respect inné de père
en fils...
Cette maison convenable fréquentée par d'antiques rombières en panne de
robinetterie ou de dames "bien comme il faut" en manque de détartrant lui conférait une honorabilité qui avait fait son renom depuis quinze décennies.
Ici on ne vendait que des choses nécessaires, pragmatiques, fonctionnelles.
Point de fanfreluches ni de bagatelles ! Rien que des accessoires indispensables
au bon entretien de la plomberie des honnêtes gens, essentiels à la bonne marche
du quotidien des citoyens sans histoire, inestimables pour le soutien du moral
des troupes immergées dans le réel...
Pauvre homme déjà enterré stagnant dans l'ombre comme un rat condamné au
trou, qui du fond de sa tombe ne rêvait pas plus loin que ses articles de zinc
et d'étain... Sinistre apôtre de l'ordinaire qui, pour nulle cause supérieure,
n'aurait voulu changer sa place de gardien des biens ménagers, trop conscient
qu'il était de veiller sur la flamme glorieuse des routines ancestrales, le fier
commerçant faisait pitié à voir dans sa destinée aussi triste et étroite que son terne habit professionnel à l'apparence de poussière.
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