Je connais un rat solitaire aux moeurs ahurissantes survivant au fond d'une
forêt. Plus âgé que nature avec ses os saillants, aussi terne qu'une pelure de
patate, ce célibataire acariâtre est d'une avarice extrême.
Lorsque je m'invite dans sa masure insalubre, même le contenu de son
abreuvoir est trop cher pour m'accueillir... Pas question de m'offrir un thé !
D'ailleurs avec quoi ferait-il bouillir son eau de pluie, attendu que le bois
mort semble être son plus précieux trésor ? Il préfère s'excuser mille fois
plutôt que de me céder un gobelet de flotte chaude. De toute façon son thé est
périmé et son jus de gouttière fangeuse, je ne l'ignore pas. Quand au
sucre...
Rétif à l'électricité, il ne consomme que de la chandelle. Grand lecteur de
journaux récupérés dans les poubelles, il est très au fait des actualités
caduques.
Au moins ces informations mortes, ça ne mange pas de pain...
Effrayé par les nouvelles technologies et les moyens de communications
révolutionnaires, il a trouvé une alternative peu onéreuse au téléphone
portable, à l'ordinateur et à Internet : l'isolement.
Les amis, c'est hors de prix ! C'est précisément pour cette raison qu'il
déteste en avoir. Aussi, pour tenter de l'extraire de sa solitude économique,
dois-je rendre visite contre son gré à ce farouche exilé de la société de
consommation. En échange de son breuvage imbuvable, qu'il me refuse de toute
façon systématiquement, j'apporte des oranges à ce prisonnier volontaire. Je
crains, bien à tort, qu'il sombre sous les privations. En fait cet ascète est un
roc. Je converse longuement avec lui. Cela ne le dérange guère de causer et je
crois même qu'il apprécie beaucoup, étant donné que les mots ne lui coûtent pas
un sou. Mais dès qu'il s'agit de sortir un verre, une tasse, une allumette... Là
il se braque, devient muet, se sent mal, est prêt à trépasser.
La dépense est le point faible de ce chêne nourri de terre maigre.
Sa détermination à ne rien débourser est redoutable. Je le connais, il est
plus disposé à frôler la Camarde que d'aller chez le médecin. Il a décrété ne
jamais tomber malade, parce que la maladie c'est pour les riches, les mous, les
pas musclés, les gens de la ville trop bien nourris, les frileux pas assez
économes, les fous qui jettent leur argent par les fenêtres... Toutes les
excuses sont bonnes pour ne pas payer "l'impôt sur la bonne santé" comme il
dit.
Ainsi s'est-il constitué de solides anticorps, par la force des
choses.
Ce pingre hors du commun aime singulièrement la nature : salades de
pissenlits, champignons, pommes sauvages, marrons, soupes d'orties, fruits
tombés et céréales opportunes de toutes sortes à portée de main, mûrs ou
pourris, légalement appropriés ou astucieusement emparés, tels sont les
composants de ses repas aigres et corsés.
Ainsi ce qui ne l'a point tué l'a-t-il rendu plus vif.
A quatre-vingt-neuf ans ce vieux ladre reclus et misanthrope, vrai
châtaignier mûri sous l'abstinence, est l'homme qui finalement me fait le plus
rire au monde tout en suscitant chez moi une réelle admiration.
Le roi des avares...
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