Comment décrire le divertissement subtil et fulgurant de l'esthète que je
suis lorsque volontairement je me frotte aux béotiens et me fais accepter comme l'un des leurs dans le dessein d'éprouver le vertige de mes propres hauteurs
?
J'affectionne singulièrement la proximité du vulgaire, j'aime le côtoyer
avec cette manière sévère et moqueuse qui est la marque des êtres supérieurs.
L'amusement suprême consiste à me mettre à la portée du premier rustre venu et à
me faire passer pour un grossier de sa condition sans rien laisser paraître de
ma supériorité. Pour cela je dois me faire violence et masquer cet air hautain
inné qui me caractérise.
Sortes de gants blancs de l'esprit, de hauts-de-forme de l'âme que portent
les belles gens, les allures dédaigneuses de la race noble sont des signes de
qualité insupportables à la roture.
En certaines circonstances les sangs rares de mon espèce évitent de laisser
parler le naturel.
Ainsi, pour passer vraiment inaperçu dans les bars populaires, j'adopte les
us odieux de mon entourage. Quand parfois à l'heure vespérale dans un de ces
établissements plébéiens j'ingurgite quelque breuvage enivrant, je fais mine
d'apprécier l'infâme musique de fond issue du juke-box alors qu'en réalité je ne
souffre que les quatuors de Beethoven...
Je croise la trogne du patron, des clients... Faussement uni à cette
assemblée de minables qui pataugent dans leur médiocrité quotidienne, je lève ma
coupe avec eux aux causes les plus ineptes : à la santé de Bébert, à la
prochaine baisse des impôts locaux, à l'ouverture de la supérette du coin de la
rue... Ennemi de toute finesse de pensée, le cercle se referme un peu plus
autour du gros rouge. A partir de cet instant, tout est possible. Par exemple,
un des éthyliques dans un éclair de stupidité hautement prévisible se lamente,
inconsolable, sur le sort de son chien malade puis sans transition cause
allègrement météorologie, femmes, automobiles... Au second verre, solennel comme
une statue de plâtre, le regard lointain et mystérieux, il se met à débiter des
banalités mécaniques au sujet des roues de son vélo, allant jusqu'à invoquer le
dieu Michelin avec dans la voix de sincères tremblements d'admiration pour le
concepteur de la chambre à air.
En choeur, tous approuvent.
Et moi, depuis mes sphères divines que mes compagnons de beuverie sont
incapables de concevoir, je surenchéris.
Mes propos, d'une insignifiance abyssale mais clamés sur un ton plein d'une
fureur feinte mi-alcoolique mi-crapuleuse, les flattent et les rassurent
jusqu'au fond de leur coeur prompt à battre à la moindre sollicitation
"bistrotière", tout en berçant exquisément leurs viscères imbibés de vile
piquette... En quelques crachats d'ivrogne je deviens leur grand amiral de zinc : à la vie, à la mort !
Je ressors de la brasserie deux fois ivre : repus de bière fine et grisé de
jubilation cynique.
L'euphorie de la boisson, associée au plaisir intellectuel, est ainsi
décuplé.
VOIR LES DEUX VIDEOS :
https://youtu.be/BOpKKPFDG2c
https://rutube.ru/video/a43bec998856c9b06acfb266ea2535e9/
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