Aujourd'hui mardi c'est jour de poireaux chez les Fournicheaux, un couple
de provinciaux sans âge, sans enfant, sans autre horizon que les murs décrépits
de leur maison à l'écart de toute bourgade, protégés de l'influence citadine par
une haie aussi haute qu'est étroite leur mentalité de morts-vivants. La ménagère
lasse s'adressant à son mari :
— Le Michel, t'as-t-y fait chauffer la cuisinière que j'y fasse cuire la
poireautée pour à midi ?
Lui avec sa casquette mal vissée sur son crâne ridé :
— J'a va tirer le feu, j'a va tirer le feu... A-t-y mis la soupière qu'est
pas percée au moins ?
Dans un élan ample et vif, la vieillarde se saisit de l'ustensile, et d'un
air triomphant :
— J'a m'est pas trompée de soupière cette fois-ci. J'a prends la bonne
soupière qu'a l'est pas percée du cul.
Ainsi ces vieux sédentaires s'apprêtent-ils à préparer la cuisson de leur
aliment fétiche de la semaine dans une ambiance sclérosée au possible...
Festoyer dans la tristesse et le dénuement de l'esprit est leur plus chère
habitude de gastronomes avaricieux. Sorte d'esthètes au rabais, le duo
d'indigents ne boudent pas leur plaisir. Se gaver avec ces légumes qui ont
poussé gratuitement dans leur potager est pour eux une réelle revanche sur la
vie. Payés en nature par la terre de leur jardin et l'eau du ciel, ils
s'exclament parfois :
— Ca sera toujours ça que les Prussiens y z'auront pas dans le bec !
De temps à autre, la femme moins sordide que son époux se permet de jeter
quelques morceaux de gruyère sur sa verdure bouillie, geste invariablement suivi
par ces paroles, toujours les mêmes, lancées sur le même ton solennel :
— Le fromage c'est bon, ça fond dans le poireau tout chaud et ça le rend
meilleur à avaler.
Pour se faire pardonner cette audace, la matrone reprend à chaque fois une
pleine assiette de ces saveurs natures, comme son conjoint, afin d'ôter aussitôt
l'artifice crémeux qu'elle vient d'ingurgiter. Le crime le plus odieux à ses
yeux consistant à succomber au goût du luxe, le fait d'ajouter ponctuellement
tantôt du comté tantôt du chèvre sur son mets préféré lui pose un sérieux
problème moral. Son homme n'approuve pas vraiment la faiblesse de son épouse
depuis cinquante-cinq ans qu'ils ingèrent ensemble ce plat de roi. De longues
conversations s'engagent souvent entre eux à ce sujet, jusque fort tard dans la
nuit. Systématiquement dans le noir afin de n'user pas inutilement la
chandelle.
Mais laissons à leurs produit maraîchers et discussions vespérales ces deux
ladres que l'isolement rend plus improbables encore à notre époque de primeurs
vendus sous cellophane, laissons s'enterrer inexorablement ces oubliés de la
France profonde qui s'inquiètent de l'usure de leurs bougies alors que nous
surfons sur le NET à grande vitesse...
J'ai croisé ces mohicans et jamais ne les oublierai avec leur plâtrée
potagère hebdomadaire et leur sempiternelle histoire de fromage fondu. J'entends
encore la vieille adresser ces mots irréels à sa moitié, tandis que je m'étais
égaré jusque sous la fenêtre de leur masure lors d'une randonnée pédestre dans
la Creuse :
— Le Michel, est-ce que c'est-t'y pasque t'aime t'y point le frometon
coulant sur le blanc du poireau que t'en mange point ou ben est-ce que c'est-y
que pasque le poireau bien cuit est déjà tendre et fondant que t'y veux pas y
rajouter de la nourriture inutile dessus qu'est pas donnée au prix qu'elle est
du kilo ?