26 février 2025

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49 - Le berger

Berger, va faire paître loin de mon éden policé tes moutons sales. Je déteste tes mains calleuses, je fuis ton odeur douteuse, me méfie de tes airs de bohémien.
 
Ta barbe longue m'inspire dégoût. Quelle femme honnête chercherait l'ivresse dans tes baisers ? Ta face hirsute effraie les enfants, fait rire les belles gens de la ville. Tu es un sauvage, piteux gardien d'ovidés... Un coureur de pâturages, un vieux cerf puant, un fumeur de tabac bon marché. Tu n'es qu'un va-nu-pieds, tandis que ma semelle à moi est hautaine, claquante, luxueuse. Les loqueteux de ton espèce dorment sous l'étoile, étendus dans leur peau de bête. Pire qu'à la cloche. Et tu te crois libre parce que ton matelas est fait d'herbes sèches, toi le vagabond ? Pâtre, tu es un sot, un ignare, un benêt et un pouilleux. La laine crottée de ton troupeau est une offense à la civilisation, à la Beauté, et même aux bonnes moeurs.
 
Tu avances dans ta montagne mais tu régresses dans ta tête, pauvre pasteur ! Sais-tu lire au moins ? Tu ne connais que des boniments, cancre en guenilles ! Au lieu de rêvasser sous les étoiles, tu ferais mieux d'ouvrir un livre. Ou de retourner à l'école apprendre l'alphabet. L'Arcadie est un mythe. Tu n'as rien d'un héros antique. Tu n'as ni allure ni profondeur, et aucune sentence immortelle ne sort de ta bouche muette. Incorrigible solitaire, tu es pitoyable sous la pluie comme au soleil. En réalité tu n'es qu'un misérable et nul artiste n'aurait ni l'idée ni le coeur de peindre tes haillons.
 
Je n'ai pas besoin de tes services, toi le guide des brouteurs. Je me vêts de dentelles et mange les fruits de mon potager. Mon jardin est droit, carré, propre. L'ivraie n'y a pas droit de cité, le loup n'y rôde pas et la rose l'embaume.
 
Éloigne tes bêtes stupides de mes sillons ! Je ne veux pas entendre les sots braiments des hôtes de ta drôle d'étable. Le chant de la toison est épais comme l'enclume. Va t'en, conducteur de ruminants ! Que les bêlements de tes quadrupèdes n'aillent jamais troubler la splendeur furtive de l'aube...

Et que demeure intacte autour de mon verger la rosée du matin où viennent s'abreuver muses et poètes.

48 - Les poètes aux pieds légers

Ce que les puits profonds ne connaissent pas, c'est l'éclat des nues, le feu des orages, le souffle des tempêtes. Et la subtilité des cendres.

Les rêveurs à la lyre, imbéciles éclairés, pataugent dans les étoiles pendant que les autres fauchent leur blé quotidien.

Poète plein de vent, tu n'es qu'un piteux pompeux qui pond des ronds de rien du tout ! Honte à toi et à tes rimes aux pieds si légers : lorsque tu célèbres l'azur tu crois faire l'oiseau, alors que tu ne fais que la mouche. Vermine issue de la vermine, tu retourneras à tes vers : les lombrics sont l'unique récompense de ta vanité.

Quant à vous paysans, culs-terreux, fossoyeurs de rêves inutiles, comme je vous aime ! Vous les planteurs de légumes, vous les récolteurs de pluies, vous les oracles des champs, vous les ramasseurs de soleils, vous êtes les vrais bardes de ce monde. Vos tomates qui mûrissent enchantent mon coeur, vos patates adoucissent mes moeurs et vos poires à l'automne tombent sur mon chapeau de paille... Je me perds, ivre de plantules, dans vos sillons féconds !

Muse, vaine compagne de nos panthéons, ferme-là ! Frémis plutôt en entendant le juron âpre, rauque et vrai du laboureur qui lutte contre la motte. Écoute gémir sa femme qu'il engrosse. Cette rustique, cette vilaine, cette fermière que tu railles au son de ta harpe, elle couvre de sa voix énorme tes cordes si sensibles... N'entends-tu pas vagir le fruit de ses entrailles ? Ils l'ont baptisé Gaspard, tandis que tu t'appelles "chimère". Tu vois, tu n'es que fumée.

Fée des cambrousses idéalisées et des illusoires forêts enchantées, fragile et insipide brindille que tu es, sache que le chantre des hauteurs coupé de la réalité à qui tu t'adresses est bien fou, qui se répand en verbiages pour la seule gloire de tes racines molles. Parce qu'il n'est point chaussé, il se prend pour un albatros. Mais ses ailes ressemblent aux oreilles qu'agitent les ânes, et son chant précieux s'apparente au nasillement du canard.

Laissez monter la gerbe et mûrir la graine, vous les joueurs de luth. Pendant que croissent la carotte et le chou, jouez, jouez donc. Exaltez le crépuscule à vous en soûler jusqu'à l'aube.

Vos égéries sont mortes depuis longtemps et vous ne le savez pas. Depuis une éternité la Poésie a déserté les constellations pour se réfugier dans les potagers. Orgueilleux que vous êtes, vous ne voulez rien savoir. Alors chantez davantage dans la nuit, marchez donc sans semelle, poursuivez votre quête... Continuez d'ensemencer le ciel de votre salive stérile, vous ne récolterez que des postillons.

Et si un jour vous vous mettez en tête de creuser la terre, vains comme vous êtes, vous hériterez encore et toujours de salades.

47 - Hauteur de vue

A Albert, petite localité de la Somme, est sise une basilique. Une Vierge dorée, entrée dans l'Histoire lors de la Grande Guerre, surplombe le monument. Pour les habitants, braves gens du nord, la séculaire dorure est devenue invisible.
 
Là au-dessus de la cité m'apparaissent mille feux, une auréole, une perle ardente. Mes yeux se lèvent vers l'infini, à la rencontre de l'hôte figée des nues.
 
Mon regard embrasse ciel et cime. Et, face à cet horizon vertigineux, mon esprit soudain isolé du reste du monde chancelle avec délices. La flèche mariale de l'église me désigne des espaces intérieurs sans borne. Enivré d'or et d'éther, j'accède à des clartés de conscience inédites.
 
La terre est oubliée et je pars vers l'Empyrée, saluant oiseaux, astres, désincarnés. Des ailes m'emportent, des anges se concertent avec moi, des passants m'observent... Une fois redescendu de mes sommets, la vue à hauteur humaine, j'adresse quelque vague parole à mes frères albertains. Tout ouie, ils m'entendent leur débiter de rassurantes banalités à leur portée.
 
Je leur parle de la pluie, du beau temps. Ils sont contents. Je leur parle de l'état de leur santé, de l'état de leurs finances, de l'état de leur voiture. Mais surtout pas de l'étincelante statue trônant dans l'azur de leur ville. Ils me comprennent, acquiescent, me donnent raison.
 
Enfin ils demeurent au pied de l'édifice, songeurs, hilares ou bien placides. Dans leur tête, des rouages de mécanique d'automobile, des inquiétudes météorologiques, des espérances bancaires.

Et mon vol se poursuit, je m'élève encore, plein de pitié pour mes semblables du fin fond de la province, l'âme plus légère que jamais, le pas comme une aile, le coeur libéré des dernières pesanteurs terrestres.

46 - Une bière blonde

C'était un dimanche monotone. Dans la basilique la messe venait de finir. Le ciel demeurait gris, les cloches sonnaient à toute volée pendant que les fidèles s'éparpillaient.
 
Imbécilement, les hommes ne disaient mot. Pieusement, les femmes se taisaient. Les passants restaient muets et l'airain redoublait de fureur. Le rond-point plongé dans la torpeur n'était traversé que par quelque silhouette insignifiante. Le monument aux morts s'ennuyait à mourir sur la place désertée. Dans la rue les yeux étaient vides, dans les bars les verres étaient pleins.
 
Un peuple tranquille de badauds et de balourds passant humblement leurs jours dans cette petite cité de province sans histoire... Avec ce point de vue méditatif et mélancolique propre aux âmes rêveuses, je m'attardais sur les choses banales et les êtres modestes qui entraient en scène là devant moi. Ce spectacle morne et dérisoire m'inspirait une nostalgie sans objet. Mon spleen était un délice, je le savourais en esthète.
 
Cette réalité s'imposait à ma fine acuité à travers la vitre du troquet qui donnait sur la l'édifice religieux. Plus précisément, je voyais tout cela à travers les vapeurs de la bière qui me montaient au cerveau et qui me rendaient encore plus contemplatif qu'à l'accoutumée... Et le monde soudain dansait au-dessus de mes pensées, et des fantômes joyeux tournaient autour de ma solitude hautaine dans le fracas agréable du métal vrombissant... A mes pieds traînaient quelques vieux mégots écrasés. Tandis que le concert du clocher berçait mon ivresse, je jetai un oeil par la fenêtre du bistrot vers le sommet de l'église où trônait la statue de la Vierge recouverte d'or.
 
Les brumes du breuvage continuaient à m'enivrer progressivement. L'éther montant en moi, je vis les premiers sourires apparaître sur les visages. Les assoiffés accoudés au zinc, tous marqués à divers degrés par des moeurs éthyliques héréditaires, étaient devenus mes frères de perdition. Je me détournai cependant assez vite de cette assemblée de nez pourpres et de casquettes épaisses.
 
A présent le son du bourdon descendant de ses hauteurs s'espaçait tout en diminuant graduellement d'intensité. Bientôt un silence mortel régna à l'extérieur, ainsi qu'au comptoir. En effet, les buveurs n'ayant brusquement aucun autre parole à échanger que leurs habituelles banalités, ils se turent stupidement. Mais leur mutisme me parut plein de discernement, de pénétration, de profondeur. Mon regard se dirigea une fois encore vers la sculpture mariale et j'en ressentis un délicieux vertige. Le démon du houblon m'emportait toujours plus haut sur ses ailes ambrées... Je ne me sentais plus seul. Un feu du diable me brûlait, j'étais aux anges.
 
Tout autour de moi était devenu statique. Il ne se passait rien dans la buvette, rien dehors, rien ni à l'intérieur des têtes ni au fond des coeurs. Le sort m'avait fait échouer dans cette France reculée, enlisée dans l'apathie dominicale. Tout y respirait l'ennui, le petit blanc sec et la léthargie, et ses habitants ne trouvaient pas le moindre but à leur journée. Tout n'était que mollesse et temps qui passe, monotonie et repli sur soi. Mais dans mon esprit se concertaient avec finesse et éclat Bacchus et la Sainte dorée : un instant de grâce dans un microcosme de parfaits abrutis.

La ville était morte et s'appelait Albert.

45 - Justice d'esthète

Le laideron devait chèrement payer l’offense de sa naissance faite au cercle des élues que je côtoyais. L’apparition de cette pitoyable chose sur la Terre des gens bien nés évoluant, comme moi, dans la douceur de la soie et les avantages de l’esprit, était la négation-même de la beauté, l’ennemie de la grâce, l’antithèse de l’élégance.
 
Paysanne de son état, boiteuse, courbée, mal nourrie et pourtant obèse, misérable avec ses haillons, sa saleté, sans éducation ni moindre finesse, la cible de mes flèches de sybarite allait également devenir le bouc-émissaire des plus cruelles doléances de la haute société que j’incarnais dans sa plus brillante expression...
 
J’ordonnai à mes valets d’aller extraire la gueuse de son lamentable sillon, d’emmener de force -à coups de volées de bois vert pour tout dire- ce sombre oiseau sur l’autel de son sacrifice : le parvis de mon château, garni pour l’occasion des plus séduisantes représentantes de la gent éduquée : beautés insolentes à peau de pêche et au galbe racé.
 
Pour la distraction de tous et le juste, sévère châtiment de cette haïssable infirme, autant dire une criminelle, je souhaitais l’humilier pour le restant de ses jours. Cette sinistre femelle n’ayant hérité du sort qu’épines et défaveurs, elle ne méritait nulle indulgence de la part de ses distingués oppresseurs.
 
Son péché était grand, qui consistait, en s’exposant à leur vue, à provoquer chez les femmes bien mises à la taille congrue et à la toilette raffinée, grimaces de dégoût et quolibets d’agacements et à produire chez leurs amants les mêmes effets, doublés de féroces désirs de la gifler !
 
Par sa présence importune, en imposant sa hideur aux regards de ces fortunées dont les traits flatteurs rendaient encore plus ignoble son visage d'indigente, elle gagnait spontanément leur mépris.
 
Je décidais que le monstre devait être couvert de crachats après avoir été rudoyé par les côtés les plus représentatifs de sa déchéance : sa patte folle, son dos débile, ses flancs d’ogresse, sa face porcine recevraient en priorité les expiations les plus cinglantes de la part de l’aristocrate assemblée.
 
Sans la moindre pitié et sous les plus odieux sarcasmes.
 
Ce qui fut fait.
 
Et bien fait : de toutes ces créatures en dentelles, les plus belles furent les plus appliquées à lui administrer la leçon. C’est qu’elles avaient le souci d’affirmer, sans mollesse et parfois avec fureur, leur droit de régner et sévir sur tout ce qui ne sied pas à leurs critères esthétiques.  Ce qui est compréhensible et parfaitement honorable de la part de ces détentrices du goût.
 
Les hommes quant à eux s’amusèrent surtout à faire chauffer le cuir délicat de leur gant sur les joues de la pouilleuse et faire claquer les semelles de leur bottes contre son adipeux et énorme séant.
 
Enfin avant de la rendre à sa fange on lui rasa si bien les cheveux qu’au lieu de la qualifier encore de “pouilleuse” au terme de ce premier apprentissage de la vie auprès du beau monde, on pourrait l’appeler “coche lisse”.

Par ce sobriquet on désignait désormais cette hôte des taudis en évoquant, dans d’irrépressibles éclats de rires, son unique passage en ma noble citadelle.

44 - La mère Chapogne

La mère Chapogne, t'es fripée pareille une peau de momie, t'es sale, tu chiques et t'es complètement arriérée dans ton cabanon de province en compagnie de tes poules ! T'es qu'une affreuse sorcière du Diable, avaricieuse, méchante, teigneuse comme c'est pas possible, voleuse d'eau de pluie, rôdeuse des mares, « rapiéceteuse » de chaises, plus médisante qu'une vipère, mais tu me plais bien quand même. T'as le même chapeau rapiécé posé sur ta caboche depuis quarante sept ans, t'es jamais sortie de ton patelin depuis que tu y as pris racine à ta naissance il y a quatre-vingt quatre ans... Tu sais pas lire, t'aime pas les gens, tu nourris les rats de ta maison, mais ça empêche pas que t'as du charme, la vieille.
 
T'entends la Chapogne ? J'ai de l'estime pour toi, chouette périmée que t'es ! D'ailleurs t'en as une de tête de hulotte, je t'assure ! Une vraie face de rapace de malheur. Tu sens bon le foin et l'humus de la forêt, en authentique épouvantail que t'es. Ca m'égaye de te voir revenir par tous les chemins de poussière, t'entendre râler toute seule en ployant sous tes fagots que tu soulèves et traînes sur ton dos usé. Tu mets du pittoresque dans la campagne. Tu es la compagne des corbeaux, une silhouette mauvaise sous la Lune, un chat-huant dans la nuit.
 
Tu parles patois et tu supportes pas les parisiens avec leurs manières. T'as raison la Chapogne. Des comme toi, y en a plus dans ces coins rétrograde de la cambrousse de bouseux. T'es la dernière des ramasseuses de branchages. T'as pas l'électricité dans ton taudis, mais en hiver ta cheminée avec le feu qui chante dedans, elle chauffe jusqu'au sommet des âmes. T'as du caractère la Chapogne. Avec ta crosse de boiteuse noircie à la braise t'as remis plus d'un garde-champêtre à sa place tout au long de ta carrière de chapardeuse de bois mort !
 
Quand ça sera le jour où qu'y faudra te mettre au fond du trou, avec ou sans le curé, promis j'irai cracher sur ta tombe comme y feront tous les autres au village qui t'apprécient guère. Mais moi je te garderai au centre brûlant de mon coeur parce que t'es la plus chère de toutes les chamelles de foutue fumure que la Terre ait jamais portée !

T'es une sacrée caillasse de carne antique, ça c'est sûr la vioque ! Ha ! oui alors ! Je te préfère  mille fois à ces endives molles qui sont tellement sans saveur qu'on les croirait déjà mortes, la Chapogne. Même que t'es pas prête de crever toi au moins, pas vrai ? C'est que t'es en pleine forme et que t'as toujours foutrement envie de nous faire goûter à ta canne, hein le fossile ? A mesure que tu vieillis, tu piques pire qu'une ortie ! Allez, le Bon Dieu y te donnera bien encore vingt ans avant d'aller t'envoyer bouffer du pissenlit par en-dessous du sol. Le temps de joliment emmerder toute une génération de brindilles tendres dans la contrée.

43 - Le père Mesnier

Dans certains coins de la province profonde, de tous temps on y déniche des tribus d'âmes arriérées. Le père Mesnier est un cas. Ce personnage singulier se distingue de ses concitoyens agrestes par ses frasques mondaines, ses moeurs parisiennes, ses délicatesses d'un autre monde. Mais aussi par ses outrances de philistin. Bien que depuis sa naissance il n'aie quitté son canton, on le prendrait pour un citadin. Ou pour un bourgeois en sabots. Ou pour un ours aux ailes de papillon... Le corps solide comme le roc, l'étrange volatile est incassable. Mais également inclassable. Un drôle de bipède en vérité.
 
Définitivement phallocrate, congénitalement efféminé, fantasque et sage, raisonnable et pervers, notre homme sait rallier quiconque à sa cause, laquelle se résume en deux mots : l'ail et la Lune. Amoureux fou de l'astre noctambule et passionnément versé dans la culture des liliacées, il ne mange nullement ces gousses qu'il trouve infâmes, ne veille en aucune façon sous les rayons de la planète blonde. Ce timbré de plaisantin présente une personnalité pour le moins paradoxale...
 
Les femmes représentent glorieusement un éternel sujet d'indifférence aux yeux de notre héros qui ne jure que par la Poésie ! Inculte, paresseux, gourmand, il n'a jamais ouvert aucun livre de sa vie. Ce qui ne l'empêche pas de postuler régulièrement pour une place à l'Académie Française dès que trépasse un immortel. Ni de jouer de la lyre dans les rues de son village tôt le matin.
 
Le père Mesnier va à la messe le mardi, avale des crêpes fort banales le dimanche, imite assez bien le cri de la pie tous les jours de la semaine. Chez lui, il y a des tableaux de maîtres, des vaches, pas de cochons, des poules rares et des faïences choisies. Il aime chrétiennement son épouse, chèrement les arbres, piteusement l'avoine, mais n'apprécie pas du tout le vin chaud.
 
Il collectionne le vent, l'eau de pluie, les fleurs fanées et aussi les lettres de grands écrivains avec qui il correspond assidûment depuis plus de trente ans.
 
Si vous le rencontrez un jour au détour de son clocher quelque part au fin fond de la France, n'hésitez pas à lui adresser la parole et même à lui parler fort, vu qu'il est un peu dur d'oreille, mais évitez surtout de converser avec ses voisins.

Ce sont de véritables anonymes, et de la pire espèce encore : rien que de pauvres haricots verts.

42 - Bal du 14 juillet

Ce soir toute la gueusaille du village est réunie à la salle des fêtes pour le bal annuel offert par l'État français.

Il y a monsieur le maire trônant dans l'étable républicaine, ivrogne notoire à peu près illettré qui remplit les actes officiels avec des fautes de cancre de sixième. L'Eugène est à ses côtés, fier comme un bouseux qu'il est sous prétexte que cette année la mairie l'a désigné pour ranger les chaises et les tables des locaux. Il se prend pour le premier adjoint le temps d'une soirée, pénétré de son auguste insignifiance.

Il y a de la trompette dans l'air, du gros tambour, des rires gras et des éclats de bouteilles de bière. Pourtant ici on boit du rosé, une tradition de la bourgade. Enfin, on y mélange quand même le houblon et le vin. C'est pas tous les jours 14 juillet !

Tandis que le drapeau tricolore flotte au-dessus des fêtards, la Gisèle a des vapeurs crapuleuses et le Bertrand bégaye tout seul, déjà ivre-mort alors que l'accordéoniste n'a pas encore donné le signal de départ... Signes que la beuverie sera belle cette année.

Écoutons plutôt le chef de la commune qui prend la parole en guise d'ouverture des festivités :
 
 Mes chers concitoyens et administrés et néanmoins amis, cette année je ne serais trop (SIC) recommander de prôner la modération en les lieux publics de cette buvette que je vais avoir la joie de pouvoir en être à la tête au nom de la République française. Il faut que je vais vous rabattre (SIC) les oreilles avec un espèce de répétition forcée pour que vous comprenez qu'il faut pas aller conduire en boivant trop...

Applaudissements, sifflets de joie, rires rauques d'approbation !

— J'ajoute, j'ajoute que pour faire bonne figure aux administrés qui boivront comme il faut pas contre la loi, que la loi elle sera a leur regard vigoureuse de réprovation ! Qu'on se le dise et que la fête commence ! Vive la République, vive la France et vive... !

L'accordéon en délire ne lui laisse pas le loisir de finir son allocution ! Les hommes et les femmes forment aussitôt un amas chorégraphique douteux, bancal, embaumé d'odeurs de transpiration, de friture et de vinasse. Cette dernière étant exhalée avec d'odieuses éructations...

Passons sur les détails ignobles de cette guinche et faisons le bilan.

A deux heures du matin lorsque tout est fini, l'on ramasse un comateux éthylique, un assommé, abandonne à leur sort deux assoiffés dont le propre fils du représentant de la municipalité, trois endormis jusqu'à l'aube dont un dans le fossé non loin du théâtre des réjouissances publiques, devine deux futures avortées, trois dépucelages, quatre cocus, constate une arcade sourcilière à recoudre et quelques dégâts matériels secondaires. Sans compter les menues blessures par bris de verre.

Et pour finir, étendu dans un coin du bâtiment dédié aux kermesses, le visage baignant dans une mare de pinard régurgité et mêlé du tabac de son propre mégot écrasé mais néanmoins toujours collé à sa lèvre inférieure, le premier magistrat du patelin.

25 février 2025

41 - Cette ordure de mémé à Paques

Mémé la vieille, voilà que tu chiales parce que les petits enfants que tu gâtes comme une vraie mémé-gâteau ne t'ont pas fêté ton anniversaire en ce jour de Pâques (t'as eu quatre-vingt-huit ans)... Hé ben moi je te dis que t'es qu'une mémé pisseuse de putain de vieillasse... Mémé, ta chère sensibilité de carne avariée qui chiale à quatre-vingt-huit balais, hé ben tu peux te la mettre où je pense ! Hypocrite ! Moi je vais te dire qui tu es vraiment, mémé. Et pis devant tout le monde encore, rosse engraissée que t'es !
 
D'abord parlons de ce coup bas que t'as fait en quarante, que personne n'est même plus au courant aujourd'hui. T'as dénoncé une famille de Juifs aux Boches : les parents et leurs deux gosses. Tu te rappelles ? Et t'as fait ça pour quoi mémé ? Même pas pour l'argent, nan. Même pas non plus par vengeance personnelle. T'as fait ça pour la France mémé. Oui, pour ton foutu pays. Hé ben je peux te dire qu'il est beau ton hexagone, la mémé ! Tu les as envoyés aux camps mémé, les deux loupiots et leurs géniteurs. Et ils sont partis en fumée, mémé.
 
Et tout ça parce que tu voulais être bien vue des Chleuh en quarante. Dépôt de vomissure de puritaille de momie de mémé, va !
 
Et qu'est-ce que ta matrice faisandée de crevure de chamelle a pondu dans sa vie ? T'as eu cinq chiards mémé. Tu les as vu tes mioches ? Cinq grosses pourritures. Mais alors de l'authentique pourriture de merde, ces cinq verrues-là... Tu les as bien élevés, mémé : ils sont vraiment à ton image. Là c'est vraiment réussi. Je vais d'ailleurs te les énumérer, mémé.
 
Il y a le plus jeune, Gontran, gros pédé de cent quarante cinq kilos. Il est bègue, il a le faciès tout vérolé, il est complètement chauve, il est jamais rasé proprement, il fout rien de ses saintes journées, il a quarante-huit ans et il habite encore avec toi. Joli garçon le Gontran.
 
Pis y'a l'Alphonse mémé. Vague commis agricole, parfait analphabète et obsédé sexuel notoire qui vit seul dans une cabane sordide en forêt. Il ne cesse de songer aux femelles. Il faut voir en quels termes immondes il les considère, les femmes ! Incapable d'approcher normalement une représentante du beau sexe. La gent féminine le fuit littéralement comme un verrat qu'il est : c'est vrai qu'il grogne au lieu de parler l'Alphonse, et quand il mange sa ratatouille dans sa baraque au fond des bois, il bave tellement qu'il pense tout le temps à baisifier ses "sacredieu d'putains d'fumelles" comme il dit, lesquelles hantent du matin au soir son coeur dégénéré... Pauvre bête d'Alphonse. Fait pitié.
 
Il y a ta fille aussi, la Gertrude. T'as quand même fait une fille mémé. Une vraie morue la Gertrude. Elle écume les bas-fonds des pires trous de provinces : Mers-les-Bains, Mauvais-Goût-Plage, Vantimilles et Plouc-City-sur-Creuse. Elle pue à plusieurs mètres à la ronde cette vaste truie, et en plus elle paye même pas ses loyers. La Gertrude, elle a même refilé la vérole au bon Dieu tellement qu'elle est maquerelle dans l'âme cette gueuse finie... Un peu comme toi à son âge, mémé. Sauf qu'à son âge t'étais encore plus laide qu'elle. Un vrai exploit quand on voit la Gertrude.
 
L'autre salopard encore, l'Ursule. Un vrai pédophile celui-là. Impénitent, irrécupérable, vicieux et corrompu jusqu'à l'os. Ha ! Il en a brisé des petites vies innocentes, cet adipeux porc luxurieux ! L'Ursule : un être particulièrement abject, un purulent monstre dénué de tout scrupule... Tu peux en être fier de cui-là mémé, il est vraiment digne de toi, tiens ! Pédo et drogué par-dessus le marché. Ou trafiquant, ou les deux à la fois. Tu l'aimes bien ton fils Ursule, hein mémé ? Normal, c'est lui qui te fourni en doses de blanche. Et de piètre qualité en plus. Parce que toi aussi t'aime bien te piquer mémé, n'est-ce pas ? Même que t'es pas très regardante sur la provenance des saloperies que tu t'injectes dans le bide, lequel est déjà naturellement bien vicié. On peut dire que tu n'es vraiment plus à une ordure près, mémé.
 
Pis pour finir y'a l'aîné, l'Alfred, taulard professionnel. Il va d'ailleurs certainement claquer de misère et de SIDA en ce moment, quelque part dans un patelin paumé ou ailleurs. Si ce n'est déjà enfin fait. On aurait pourtant pu penser qu'il se refaisait une énième Santé. Mais non, parce que même là-bas ils n'en voulaient plus de l'Alfred : trop pourri pour eux. Il contaminait les autres détenus. Maintenant ça doit bien faire dix ans que t'as pas eu de nouvelles de cette épluchure de grand fiston, mémé. Il aurait bien cassé sa pipe depuis une décennie l'Alfred, que ça m'étonnerait pas. En tous cas, en taule ou bien six pieds sous terre, où qu'il soit qu'il y reste. Et bon débarras !
 
Voilà tes cinq rejetons mémé. Joli tableau, n'est-ce pas ? Toi t'es pas mieux qu'eux mémé. T'es pire même. Comme la fois où t'as été la première à te radiner pour regarder quand on a coupé le cou du condamné à la guillotine, au temps où que c'était encore public. Toi tu le savais qu'il était pas coupable, tu pouvais même en apporter la preuve aux juges, mais tu avais préféré te taire... D'ailleurs c'est toi-même qui l'avais faussement accusé par lettre anonyme. Tu voulais voir rouler sa tête dans le panier. C'est ça qui t'amusait surtout mémé. C'est pour ça que t'avais rien dit. C'était pas encore la guerre de quarante et tu voulais voir absolument du sang. T'étais déjà assoiffée de fange mémé. T'avais donc besoin de te rassasier du contenu des enflures fécales, pour pouvoir plus tard en devenir une totale, une vraie, une énorme ? Il avait vingt ans, il était tout ce qu'y a d'p'us honnête et pourtant t'avais été bien contente de te repaître de sa caboche qui tombe dans le sac, espèce de flasque guenuche de raclure de punaise de vioque fripée !
 
T'aime jouer des aiguilles à tricoter, hein mémé ? Toi t'as toujours été une vraie spécialiste en tricot. Mais t'es pas tellement du genre à confectionner d'interminables chaussettes au coin du feu durant les longues soirées d'hiver, non. Toi mémé tu serais plutôt du genre à tricoter des petits anges au fond des caves. Dis mémé, à l'époque ça t'avait rapporté combien de sous à blesser ainsi des ventres de engrossées avec tes sales épingles à moitié rouillées ? C'est pour ça que t'étais devenue si riche avant 76, hein mémé ? Tas de fumure de toupie de pourritaille de putassière de quatre-vingt-huit berges !
 
Pis les félins tu les aimes pas bien, n'est-ce pas mémé ? Faut dire qu'ils t'en font voir de toutes les couleurs ces "affreuses bestioles" à poils et à moustaches, comme tu dis. Parce qu'un jour une de ces "horribles créatures" que tu détestes tant a osé miauler à ta porte en décembre parce qu'elle gueulait de faim, t'as été dénicher illico la mère de c't'animal et tu lui as volé toute sa portée de chatons. Pis les pauvres minous, tu les as jetés aussitôt dans le feu, mémé. Dans ta cuisinière à rondins. Tous crus et tous vivants. Tu les entends pas crier la nuit dans tes rêves les p'tits chats que t'as balancé vifs dans ton fourneau, dis mémé ? Morveuse mémé périmée de putapoussière de serpillière de mocheté de salope de vipère que t'es ! J'espère que quand tu auras calanché le bon Dieu il te le fera regretter ton chauffage spécial aux minets que tu t'es fait ce jour-là !
 
Il y a 15 ans que le pépé il est mort. L'était pourtant pas si vieux que ça le pépé quand il est défunté, hein mémé ? Faut dire que tu l'avais un peu aidé à le faire passer par-dessus bord... Sous ton insistance il venait de contracter une assurance-vie le pépé. Et c'est juste à ce moment-là qu'il a clamsé, comme par hasard. C'était-y pas à cause que tu lui mettais de la mort-aux-rats dans sa soupe, mémé ? Disons qu'officiellement c'était pour relever le goût de son bouillon de perclus que tu faisais ça. Charogne de mémé !
 
Et le coup du vagabond que t'as trucidé, t'as pas oublié ? Tu l'avais trouvé complètement saoul, étendu dans le fossé. Tu lui as pris sa bouteille de gnole, tu l'as bue et après tu lui as fracassé sur la tronche pour pouvoir lui faire les poches tranquillement, au clodo. Quand t'as trouvé tous ses sous, t'es partie mémé. Le mendigot il a agonisé des heures dans le caniveau, avant de se péter les tripes. Dis mémé, c'était-y pas le coup où que t'avais vendu par courrier non signé cet innocent qu'était passé à l'échafaud ? T'es vraiment une sacrée vicieuse la mémé, dis-moi ! T'as de la suite dans les idées toi. Pourritasse de vioquasse de vache racornie !
 
Allez, joyeuses Pâques quand même, mémé. Va donc avaler tes cacas de cocos en chocolat. Va les faire bien fondre au fond de ta gorge ridée de mémé usée de quatre-vingt-huit ans. Pis après vas-y crève dans ta chiure mémé, que la Terre elle soye définitivement débarrassée de la plus lourde bourrique à purin qu'elle ait jamais portée.

Bonnes fêtes de Pâques mémé, et pis joyeux anniversaire pour tes quatre-vingt huit ans.

40 - Laide et luxurieuse

Conte cruel de la Saint-Valentin
 
Je connus une authentique vieille fille. Laide, acariâtre, avaricieuse, hypocrite, pieuse comme un plâtre d'église. Un vrai rabat-joie, un cafard portant chignon, un caractère et un hymen rigides. Bref, une femelle pareille à une figue séchée. Et bien entendu, vicieuse à faire tressaillir le Diable, en bon laideron qu'elle était.
 
Je la déflorai. Autant par défi à ses moeurs que par amusement d'esthète. Durant l'acte la puritaine se comporta en véritable putain. C'est ainsi qu'après le procès charnel, l'apôtre de la fausse vertu devint enfin femme. Mais uniquement sur le plan clinique, car le silex qui battait dans sa poitrine était toujours aussi aiguisé.
 
Se désolant de la perte de sa chère virginité, elle se répandait en fiel, semant sa haine stupide sur le monde et les hommes qui le peuplent, tout en maudissant la faiblesse de ses sens, allant même jusqu'à insulter sans remords ce Ciel qu'elle chérissait tant en temps ordinaire ! Cependant elle se délectait secrètement à l'évocation du sceptre profanateur qui avait si délicieusement exploré ses terres vierges... En se logeant dans son temple féminin, le viril poignard avait définitivement atteint son âme pleine d'ombre.
 
L'écume du plaisir lui avait laissé un goût immodéré dans les viscères.
 
Elle était déjà disgracieuse, sèche, sotte et méchante. Au contact de la chair masculine elle était devenue perverse, insatiable, avide de stupre.
 
En l'espace d'une heure, elle changea radicalement. Ses habituels chapelets ne meublaient plus son coeur aride. Il lui fallait à tout prix boire à la coupe du mâle. L'ivresse lubrique était désormais sa quête exclusive : elle avait une éternité d'abstinences à rattraper.
 
C'est ainsi que la bigote fut désignée par la rumeur comme la plus fameuse catin de toute la contrée, la pire traînée de la paroisse. Mais en théorie seulement et non dans les faits car nul gaillard ne voulait perdre haleine entre des bras aussi osseux, contre des flancs aussi atrophiés, en face de traits aussi ingrats. Si bien que je fus son seul et unique amant une demi-journée durant.

Elle mourut inassouvie et fielleuse, seule et encore plus affreuse à voir.

39 - L'oeuvre du temps

Elle avait un nom unique : Rosemonde-Aimée.
 
L'image de mon premier amour me revenait en mémoire, tandis que je flânais sur le port. L'air doux du printemps, les vagues, la brise m'amenaient naturellement au souvenir de Rosemonde-Aimée, la seule étoile de ma vie. Rosemonde-Aimée, joyau pur de ma jeunesse, ange descendu sur Terre, idylle virginale...
 
On s'était juré mille sornettes sur la plage. Serments ingénus de l'âge pubère... Nous nous perdîmes de vue, elle m'oublia, se maria sans doute. Trente années s'étaient écoulées. Je ne l'avais plus jamais revue. Dieu seul sait ce qu'elle est devenue aujourd'hui.
 
Je me remémorais avec tendresse nos étreintes sous les étoiles. Chastes, exaltées. Rosemonde-Aimée avait toujours représenté pour moi l'Amante. C'était une gazelle, une créature linéale, éthéréenne, évanescente. La grâce incarnée. Elle avait une voix comme le chant de la mer, des flots d'or pour toute chevelure, de l'azur dans le regard. Une écume sur les lèvres aussi : promesse d'un baiser qu'elle ne me donna jamais.
 
Des cris stridents me sortirent de ma mélancolie : une espèce de monstre femelle s'agitait à quelques mètres de moi. Enorme, rougeaude, hideuse. La vendeuse de poissons penchée sur ses cageots extirpait les viscères de sa marchandise tout en hurlant sur son mari ivre qui tentait maladroitement de justifier son état.
 
Négation parfaite de la Vénus éternelle, la brailleuse m'inspirait dégoût, pitié. Le spectacle était pittoresque, affligeant, grotesque. L'hystérique agonissait d'injures son époux penaud, minuscule à côté d'elle. Elle avait une cigarette jaune au bec, des mains d'ogresse, une poitrine titanesque. Une vraie caricature "cunégondesque". Le tue-l'amour par excellence.
 
Comment cette bête adipeuse avait-elle pu inspirer des sentiments à cet homme, me demandais-je ? Elle fut donc jeune et attirante elle aussi ? En voyant ce mastodonte, j'avais peine à m'imaginer la chose ! Comment en était-elle arrivée à ce degré de déchéance ? Quelle dégradation s'étalait devant moi ! Après m'avoir amusé deux minutes, la vue de cette marchande de fruits de la marée me fit ardemment désirer me replonger dans ma quiète rêverie...
 
La secrète évocation de Rosemonde-Aimée agissait comme un antidote face à ce cirque, un baume contre l'horreur de cette scène.
 
Je poursuivis mon chemin le long du quai, faisant semblant d'ignorer la mégère lorsque je passai à sa hauteur. Je hâtai le pas. Derrière moi j'entendais de loin en loin les éclats orageux du phénomène.
 
Soudain, je blêmis.
 
Son conjoint, après avoir lâché quelques jurons, nomma l'acariâtre épouse. Cette coche infâme, était-ce possible que... Il la nomma distinctement, et c'était inconcevable à entendre. A chaque fois que je repense à ce nom prononcé par l'ivrogne s'adressant à sa femme, un frisson terrible m'envahit. Je l'entends encore :

— Ben moué je vais te dire ! Tu vaudras jamais l'vin que j'déglutis tous les jours pour mieux oublier ta face de beuglante, tu m'entends la Rosemonde-Aimée ?

38 - Le roi des avares

Je connais un rat solitaire aux moeurs ahurissantes survivant au fond d'une forêt. Plus âgé que nature avec ses os saillants, aussi terne qu'une pelure de patate, ce célibataire acariâtre est d'une avarice extrême.
 
Lorsque je m'invite dans sa masure insalubre, même le contenu de son abreuvoir est trop cher pour m'accueillir... Pas question de m'offrir un thé ! D'ailleurs avec quoi ferait-il bouillir son eau de pluie, attendu que le bois mort semble être son plus précieux trésor ? Il préfère s'excuser mille fois plutôt que de me céder un gobelet de flotte chaude. De toute façon son thé est périmé et son jus de gouttière fangeuse, je ne l'ignore pas. Quand au sucre...
 
Rétif à l'électricité, il ne consomme que de la chandelle. Grand lecteur de journaux récupérés dans les poubelles, il est très au fait des actualités caduques.
 
Au moins ces informations mortes, ça ne mange pas de pain...
 
Effrayé par les nouvelles technologies et les moyens de communications révolutionnaires, il a trouvé une alternative peu onéreuse au téléphone portable, à l'ordinateur et à Internet : l'isolement.
 
Les amis, c'est hors de prix ! C'est précisément pour cette raison qu'il déteste en avoir. Aussi, pour tenter de l'extraire de sa solitude économique, dois-je rendre visite contre son gré à ce farouche exilé de la société de consommation. En échange de son breuvage imbuvable, qu'il me refuse de toute façon systématiquement, j'apporte des oranges à ce prisonnier volontaire. Je crains, bien à tort, qu'il sombre sous les privations. En fait cet ascète est un roc. Je converse longuement avec lui. Cela ne le dérange guère de causer et je crois même qu'il apprécie beaucoup, étant donné que les mots ne lui coûtent pas un sou. Mais dès qu'il s'agit de sortir un verre, une tasse, une allumette... Là il se braque, devient muet, se sent mal, est prêt à trépasser.
 
La dépense est le point faible de ce chêne nourri de terre maigre.
 
Sa détermination à ne rien débourser est redoutable. Je le connais, il est plus disposé à frôler la Camarde que d'aller chez le médecin. Il a décrété ne jamais tomber malade, parce que la maladie c'est pour les riches, les mous, les pas musclés, les gens de la ville trop bien nourris, les frileux pas assez économes, les fous qui jettent leur argent par les fenêtres... Toutes les excuses sont bonnes pour ne pas payer "l'impôt sur la bonne santé" comme il dit.
 
Ainsi s'est-il constitué de solides anticorps, par la force des choses.
 
Ce pingre hors du commun aime singulièrement la nature : salades de pissenlits, champignons, pommes sauvages, marrons, soupes d'orties, fruits tombés et céréales opportunes de toutes sortes à portée de main, mûrs ou pourris, légalement appropriés ou astucieusement emparés, tels sont les composants de ses repas aigres et corsés.
 
Ainsi ce qui ne l'a point tué l'a-t-il rendu plus vif.
 
A quatre-vingt-neuf ans ce vieux ladre reclus et misanthrope, vrai châtaignier mûri sous l'abstinence, est l'homme qui finalement me fait le plus rire au monde tout en suscitant chez moi une réelle admiration.

Le roi des avares...

37 - Tante Jeni

Aujourd'hui jour du Seigneur, pour la moderne et joyeuse famille c'est la corvée du rendez-vous chez tante Jeni, éternelle célibataire roumaine arriérée à la mentalité, aux moeurs et au corps définitivement rigides.
 
La parente poussiéreuse porte avec mauvaise humeur ses soixante années de chasteté hargneuse. Elle reçoit avec ostensible retenue les bambins et leurs géniteurs qu'elle appelle d'ailleurs "géniteurs" afin de bien faire comprendre aux visiteurs que son coeur est un glaçon en forme d'arête... Chez elle les embrassades familiales, c'est mi bise, mi gifle. Les enfants incarnant selon ses critères le "péché du plaisir conjugal", elle tire grand orgueil de son célibat qui a préservé ses flancs de toute "souillure" et ne manque jamais une occasion de rappeler la "blancheur" de son hymen à sa nièce pleine de joie et de vie ayant enfanté trois fois... Ce qui pour la chamelle équivaut à une triple damnation.
 
Ce puits de haine, de bêtise et de sécheresse en chignon amuse beaucoup ses hôtes à la vérité ! L'aïeule est laide, sotte, méchante, et c'est bien ce qui fait son prix. Qui du reste ignore les vices cachés de la bigote ? Même les neveux savent les secrets de la vieille chèvre. Après la messe dominicale, combien de fois l'a-t-on vu s'attarder sur la statue de Saint Sébastien, reluquant d'un oeil pervers cette musculature lascive percée de flèches, allant jusqu'à baiser avec fausse ferveur les pieds du plâtre ? Même l'abbé qui n'a jamais été dupe de sa piété frelatée observe son manège, encore plus amusé que les autres.
 
La rombière est, il est vrai, son ouaille la plus fidèle. Et la moins crédible. L'exemple type pour les autres de ce qu'il ne faut pas être. Cela dit son curé est miséricordieux, indulgent, charitable envers cette coche libidineuse déguisée en sainte icône.
 
Le plus drôle chez la tata, c'est sa manie de nettoyer avec acharnement les poignées de portes de sa chaste et mortelle demeure une fois les invités partis... L'abstinente, obsédée par les délices de la chair et leurs mystères, suspecte la convive et son époux d'avoir copulé juste avant leur arrivée. Idée insupportable pour cette carne acariâtre, ce qui justifie les réactions hygiéniques les plus extrêmes ! Jusqu'au grotesque, l'hypocrite ne craint pas de prouver le degré de sa "très grande pureté" en allant jusqu'à exhiber à qui veut les voir les chiffons artificiellement souillés ayant servi au nettoyage des boutons d'ouvertures après la visite de son héritière et de sa tribu ! Elle pousse parfois le vice jusqu'à conserver les torchons sales pendant toute la semaine afin de les lui bien montrer le dimanche suivant.
 
Alors, avec un air plein de dignité, toute triomphante, elle le prend en témoin et étalant sous ses yeux les carrés de tissu usagés utilisés pour la désinfection des points d'accès de sa maison de "femme honnête", tandis que mentalement elle profère les injures les plus immondes à l'adresse de la jeune mère qui silencieusement l'écoute avec un mélange de lassitude et de pitié amusée...
 
La tantine est un trésor, sa descendante le sait. Un trésor de monstre humain échappé d'un roman pittoresque et improbable, lui-même issu d'un siècle qui n'a jamais existé... La pudibonde n'est pas de ce monde.

Et c'est également pour cela qu'elle existe, la tante Jeni : parce qu'aucun romancier n'aurait pu concevoir ce personnage, s'il n'existait réellement.

24 février 2025

36 - Héros de sous-préfecture

Je suis un bien-pensant et mets un certain prix à mes étroites mais strictes certitudes. Je les protège tant que je peux contre tous ces étrangers qui n'éprouvent pas mes soucis de frileux.
 
Je déteste les nouveautés, les philosophes m'ennuient, les pauvres me font peur, mes voisins m'importunent. J'affectionne les moeurs étriquées et puise dans le passé pétrifié des références culturelles rassurantes.
 
J'aime l'ordre établi par-dessus tout.
 
Je trouve que les intellectuels sont trop audacieux, et surtout qu'ils cogitent plus que de raison. On devrait faire taire ces tristes natures qui diffèrent trop de ma façon de voir les choses, au nom de mon doux confort d'esprit que de médisants licencieux qualifieraient de "petit bourgeois".
 
Je ne reconnais que l'autorité en vigueur dans mon pays, en honnête et conforme citoyen que je suis. Je milite avec rage pour que tous paient leurs impôts. J'appartiens aux contribuables droits qui, officiellement, s'acquittent dûment de leurs dettes et qui ne se privent pas pour le faire savoir à qui veut bien l'entendre, qui le crient sur les toits au besoin, tout en trichant pour en laisser le moins possible à l'Etat. Oui, l'hypocrisie fait partie de mon univers étréci, de ma culture bornée, de ma conduite privée et publique.
 
L'apparence est très importante pour moi. Je préfère avoir affaire à un personnage véreux dans le fond mais "bien comme il faut" en surface, plutôt que côtoyer une âme vertueuse mais suspecte selon les autres. Dans le premier cas mon honneur sera sauf au regard de cette société de laquelle je suis issu.
 
Mes véritables égaux sont ceux qui me ressemblent : bourgeois uniquement préoccupés par le coton de leurs idées molles et la soie de leur corps flasques, mais aussi par la quantité de biens palpables qu'ils peuvent amasser au fil des ans.
 
Penser autrement signifierait perdre l'estime de mes pairs, perdre mes acquisitions matérielles, perdre mes habitudes si sécurisantes, si confortables.
 
Je suis égoïste. Je ne désire pas partager, même avec ceux que j'appelle mes "frères de sang et d'écus", les richesses terrestres que j'ai accumulées avec avidité. Mon sens de la fraternité, qui est déjà très sélectif au départ, cesse net dès que j'entends le joyeux cliquetis du verrou de mon coffre-fort. Une cause en particulier est sacrée, à mes yeux : l'argent.
 
Et c'est là, dés qu'il est question de finances, que je me méfie de mes proches amis et  de mes lointains ennemis. Et pour tout dire, du monde entier.
 
L'important, en somme, c'est de faire bonne figure devant son banquier, ses connaissances mondaines, son percepteur, son évêque, même si dans ce dernier cas il est de notoriété que l'on fréquente les maisons closes. Le vernis avant tout, il n'y a que ça de vrai. Seuls les dehors sauvent.
 
Le reste, c'est à dire tout ce qui n'est point d'ordre visuel, ce qui n'est pas vestimentaire, ostentatoire, flatteur, bref tout ce qui n'est pas façade, n'est que conceptions creuses.
 
Rien que des valeurs vides d'après les critères horizontaux de ceux qui adhèrent à ce cercle envié composé d'hommes prudents, secs, rangés, et dont je suis le plus digne représentant...

Celui des épiciers.
 
VOIR LA VIDEO :
 

35 - La porteuse de cierge

Elle était si fière de porter le gros cierge ! Le seul honneur qui fût à sa portée. Son rêve de célibataire provinciale se concrétisait tous les dimanches. En tête de procession, la vestale du clocher se sentait pousser des ailes. Ha ! Il fallait la voir parader dans la petite église de son village, la tête haute, le talon bas, solennelle et ridicule...
 
Dans sa cervelle étriquée de vieille fille, elle ne réalisait pas encore que cette bougie massive qu'elle hissait si haut dans son estime, étreignait si fort entre ses doigts, arborait avec femelle vanité devant les autres fidèles trahissait en fait ses désirs les plus chers, qui étaient aussi les moins avouables...
 
Le curé accoutumé aux fièvres suspectes de ses ouailles avait plus que les autres conscience que la processionnaire, à travers l'objet pieux, rendait confusément hommage à quelque vaillante virilité... Cette chose à ses yeux extraordinaire, elle la pressait comiquement contre sa poitrine, la baisait sans pudeur, l'exhibait tel un sceptre magique.
 
Honnêteté, pureté, chasteté : trois raisons valables pour se pavaner comme une reine incontestée de la vertu. Elle processionnait ainsi chaque semaine au son de l'harmonium, s'imaginant affermir sa réputation d'abstinente.  Mais qui était encore dupe ?
 
La flamme du flambeau montant vers le ciel désignait tacitement son hymen clos : la prude montrait trop bien ce qu'elle voulait cacher, le masque de sa dévotion ayant pris définitivement les traits du vice. Elle était bien la seule à ignorer que l'éclair de sa drôle de chandelle ne symbolisait rien d'autre que le feu de sa chair inassouvie... Cécité de bigote.

Ainsi elle se donnait en spectacle à la messe devant les notables amusés, la misère de sa condition la rendant décidément sotte. L'image de piété qu'elle pensait transmettre à l'assemblée dominicale se transformait à son insu en aveu éhonté : ses prières publiques étaient en réalité toutes à la gloire de ses obsessions phalliques.

34 - L'effet cloches

Par un clair dimanche, je passai près de l'église au moment où s'ébranlaient les cloches : j'assistai au concert, charmé par le chant de l'airain.
 
Je ne m'étais jamais rendu compte jusqu'à ce jour qu'une pareille volée "d'anges métalliques" pût être si exquise... Au son du bourdon, des souvenirs surgirent, des images survinrent.
 
Grâce, puissance, majesté émanaient du métal. Peu à peu le carillonnement devint assourdissant. Une ivresse inconnue me gagna : je me sentis emporté par les clameurs argentines du beffroi.
 
A cet instant je compris que ces instruments sonores au contact de l'homme avaient hérité d'une âme.
 
En effet, de tout temps ces voix solennelles s'adressant à l'azur apparaissent vivantes aux humains ordinaires, honnêtes gens et communes personnes : ceux-ci sont instinctivement enclins à leur attribuer chaleur, éclat, souffle. Ainsi la matière la plus dure peut inspirer aux mortels que nous sommes les plus doux émois pourvu qu'elle soit travaillée avec art, patience, humanité.
 
Telles étaient mes pensées sur le parvis de la maison de Dieu.
 
C'est alors que je vis sortir de l'édifice une longue créature ingrate, sorte de chèvre acariâtre au pas pressé, au regard hargneux. Chignon strict et silhouette étriquée caractéristiques de la puritaine desséchée... Une affreuse guenuche ridiculement vêtue de broderies fines. Je devinai à son aspect chagrin, à sa mine sombre, à la laideur de ses traits, qu'elle était chantre de messe. Une méchante dévote que l'habitude des sonnailles avait rendu sourde aux plaisirs de la chair, aux tendresses de l'amour, préservant obstinément la froideur de son hymen clos. Elle me jeta un oeil mauvais puis s'engouffra bien vite dans l'ombre des rues étroites où elle disparut tout à fait.
 
Je compris alors autre chose : les vieilles filles quant à elles, en entendant ces "trompettes célestes", loin de se laisser pousser des ailes, confortent leur chasteté de fer.
 
Au lieu de s'alléger, elles s'alourdissent
 
Là sous ce ciel lumineux, dans l'air ensoleillé plein de bonheur, l'hymne du clocher emplissait de joie les natures généreuses, faisait briller les beaux esprits et battre les coeurs de braise.

Mais, irrémédiablement, mettait en fuite les cafards en dentelles.

23 février 2025

33 - La Pauline

La Pauline est un squelette.
 
Maigre à faire peur, plate et rêche comme une crêpe aux épines, cette plante amère n'a pas de seins, pas de forme, pas de chaleur, pas de charme.
 
Mais beaucoup de rage.
 
Contre les gosses, essentiellement. Son rêve le plus cher serait de noyer lentement le fils de sa voisine dans la Sarthe boueuse et malodorante, un joli bambin épanoui et rieur qu'elle croise deux fois par jour sur le pont enjambant la rivière mancelle.
 
Evidemment il ne faut pas chercher bien loin la raison de ses obsessions infanticides... Son ventre stérile n'ayant jamais rien offert de beau au monde, elle jalouse le bonheur des autres femmes, crevant d'envie d'ensevelir leurs fruits dans la fange, ne trouvant la force de sourire hypocritement aux mères honnêtes qu'à travers ces ignobles idées de meurtre.
 
Classique.
 
Mais là où elle est surprenante la Pauline, c'est sur l'objet de ses furies charnelles mal dissimulées. Ordinairement ces sinistres chardons ne dressent leurs ronces libidineuses que vers leurs jeunes curés faussement suspectés d'homosexualité, vers leurs livreurs de bois musculeux membrés comme des guerriers ou plus banalement vers les pires voyous de la ville...
 
Ses fixations d'érotomane à elle sont moins communes : c'est sur la statue du Christ de l'église de son quartier que cette vipère aimerait bien répandre ses humeurs acides, perdre sa virginité de criminelle inassouvie.
 
Prévisibles encore, penserez-vous, ses flammes érotiques blasphématoires à l'endroit la sainte effigie ? Certes.
 
A un détail près : la sculpture christique, façonnée dans le plus pur style néo-contemporain, est aussi abstraite et linéale, froide et conceptuelle -et pour tout dire parfaitement métallique et inhumaine- que son corps de femelle déréglée est affreux et décharné.
 
Carcasse de métal contre ossature de chair.
 
S'imaginant chevaucher cette masculinité de fer et de chimère, étrange conception phallique qui la fait fantasmer jusqu'au délire, elle bave de désirs crapuleux tous les soirs face à son grand crucifix rédempteur en caressant avec une coupable fébrilité son missel dont le portrait de Benoît XVI servant de marque-page a été sournoisement remplacé par la représentation outrancière d'un énorme phallus...
 
Par décence on taira ici l'odieuse scène qui se déroule à l'heure des vêpres dans le pieux édifice quasi désert. Toujours est-il qu'à la suite de cette communion impie une véritable opération miraculeuse a lieu sur la cervelle corrompue de la scélérate.
 
Ayant ainsi apaisé ses crises utérines à horaires fixes, au retour du sanctuaire lorsqu'elle croise sur la passerelle pour la seconde fois de la journée le fils de sa voisine rentrant de l'école, contrairement au matin ses inclinations au crime se sont considérablement amoindries.
 
C'est ainsi que l'enfant sans le savoir a pu survivre à la soif d'assassinat de la Pauline grâce à l'oeuvre d'un génial artiste qui a pu, sans le savoir lui non plus, canaliser la fureur lubrique de cette folle bigote obsédée par la haute croix d'acier.
 
Une fois adulte, devenu brillant avocat, il eut à défendre la Pauline.
 
Le défenseur a obtenu la relaxe de sa cliente dans une sordide affaire de moeurs.

La Pauline, ainsi sauvée de plusieurs années de réclusion par celui-là même qu'elle avait voulu immerger dans l'eau sale sarthoise quinze ans auparavant, renouvelle régulièrement ses "prières" vespérales sous le même clocher...

32 - Les rêves de Blandine

La Blandine cache bien son jeu.
 
Petite sainte parfaitement innocente éprise de la religiosité la plus liquoreuse, meublant sa tête vide avec les plus chastes pensées inspirées par son missel, elle passe ses journées à tripoter les chapelets de son virginal foyer et ses soirées à s’asperger du contenu du bénitier de l’église...
 
En réalité, monstre libidineux en proie à des fureurs utérines incontrôlables, la Blandine ne songe qu’à se faire déflorer ses putrides orifices par d’énormes chibres d’ecclésiastiques, ainsi que les oreilles par d’irréligieuses et révoltantes obscénités en guise de sermon dominical.
 
A quarante-deux ans cette Lilith vêtue de blanc n’a connu que des fantasmes salaces, au lieu d’hommes.
 
Il est à préciser qu’en termes d’appas cette oie sombre se résume en une longue, sèche et redoutable ronce... Tout en os saillants, ce spectre femelle est plus austère, glacial et anguleux qu’un crucifix d’acier.
 
Ce qui ne l’empêche nullement, l’infâme scélérate, l’impudente, la pauvre folle, de revendiquer secrètement le droit d’accès au statut éhonté de putain du curé !
 
Chez elle, tout n’est que pieuses icônes et sulpicien mobilier en directe provenance de Lourdes.
 
Mais en grattant un peu on découvre l’insoutenable : derrière le portrait officiel du pape, une estampe intime d’une écoeurante lubricité !
 
Sous la dentelle prude recouvrant la table de chevet où elle dépose chaque soir son livre de messes, une interminable lettre pornographique manuscrite de sa propre écriture, adressée à son évêque ! Des évocations sexuelles immondes, des mots comme des blasphèmes, des rêveries érotiques outrageuses, une imagination scabreuse pleine de corruption et de dérèglements. Une tempête verbale d’une bestialité inouïe ! Un volcan de vitriol charnel miasmeux en éruption après des lustres de frustrantes et venimeuses rétentions... La missive est dans l’enveloppe déjà timbrée, prête à être cachetée et postée on ne sait quand.
 
A l’intérieur même de son recueil de prières, soigneusement dissimulé entre la couverture de protection et la page de garde, l’innommable : des dessins à la ligne puérile, faits de sa main, représentant des caricatures de prêtres en soutane (certains sont reconnaissables) aux sexes surdimensionnés en train de la saillir dans les positions les plus déshonorantes... Elle s’est d’ailleurs elle-même comiquement figurée avec des opulences imaginaires aussi indécentes qu’irréalistes...
 
Mais de tous ces outrages aux moeurs, nul n’est censé s’offusquer car l’essentiel est que l’hypocrite Blandine continue pendant encore des années à sauver les apparences.
 
Laissons donc la sulfureuse Blandine s’immoler en silence dans ses rêves interdits les plus doux.

31 - Faits triangulaires dans la Sarthe

Le père Besnard, curé d'une localité nommée "Crissé" sise au fin fond de la Sarthe, a souvent été surpris par ses ouailles en train de hurler de satisfaction malsaine devant des chapelets d'andouilles au vinaigre confectionnées dans le plus grand secret par le boulanger défroqué de Saint-Rémy-de-Sillé, la commune voisine.
 
Le délit en général se situe dans l'après-midi, entre la digestion du déjeuner et le crépuscule. Les nouveaux-nés, au son de ces hurlements qui rivalisent dans les aigus avec la cloche fêlée de l'église, les nouveaux-nés disions-nous face à ces cris, s'endorment systématiquement comme de jeunes souches molles. Ce qui a le don d'exacerber les talents de poète du jardinier de l'abbé en question. En effet, il s'inspire singulièrement du gazouillis des morveux.
 
A part ça, le réveil au village est tout à fait ordinaire : croissant chauds pur beurre et calotte polaire pour le pape local, beaucoup d'habitant étant en froid avec l'ecclésiastique.
 
La modeste cité entre vraiment en pleine action vers le milieu de la matinée. Là, le vendeur de pain passe l'air de rien et offre à qui ne le demande pas saucisses sèches et haricots rouges. Il s'arrange toujours pour ne pas empiéter avec la cacophonie de son klaxon sur la dizaine de coups émis par le clocher. Avant dix heures, il se dépêche de donner le maximum d'appels sonores à répétition très brefs et très nerveux, mais dès que l'horaire est dépassé il s'en donne à coeur joie et ce sont alors de longues, d'interminables plaintes fortement appuyées... Voilà un pétrisseur de pâte qui a de drôles d'idées, c'est peu de le dire ! Il n'a jamais vendu de miche de sa carrière, rien d'autre que des chipolatas et des fayots. Pas monnayés d'ailleurs : distribués gratuitement. Il serait même plus juste de préciser : jetés au hasard au bas des portes.
 
Un jour s'est produit un phénomène d'une extrême rareté : par une  inexplicable coïncidence les beuglements du prêtre se sont superposés à la fanfare mécanique de la voiture du livreur de baguettes. Il était midi, ce qui clochait évidemment... Les voix d'airain justement s'étaient elles aussi mises de la partie, au même moment.
 
Douze fois elles ont retenti. Aucun événement de notable cependant n'est survenu à l'issue de ce triple concert déconcertant : l'homme de religion s'en est allé au presbytère, le mitron s'en est retourné faire sa charcuterie à Saint-Rémy-de-Sillé et le métal du sanctuaire a cessé de chanter immédiatement après l'émission de sa douzième clameur.

Bien que le fait fût unique dans les anales de la paroisse, le bourg n'en a pas été bouleversé pour autant et aujourd'hui il continue de couler des jours toujours aussi agités au fin fond du pays sarthois.

30 - Ivresse d'esthète

Comment décrire le divertissement subtil et fulgurant de l'esthète que je suis lorsque volontairement je me frotte aux béotiens et me fais accepter comme l'un des leurs dans le dessein d'éprouver le vertige de mes propres hauteurs ?
 
J'affectionne singulièrement la proximité du vulgaire, j'aime le côtoyer avec cette manière sévère et moqueuse qui est la marque des êtres supérieurs. L'amusement suprême consiste à me mettre à la portée du premier rustre venu et à me faire passer pour un grossier de sa condition sans rien laisser paraître de ma supériorité. Pour cela je dois me faire violence et masquer cet air hautain inné qui me caractérise.
 
Sortes de gants blancs de l'esprit, de hauts-de-forme de l'âme que portent les belles gens, les allures dédaigneuses de la race noble sont des signes de qualité insupportables à la roture.
 
En certaines circonstances les sangs rares de mon espèce évitent de laisser parler le naturel.
 
Ainsi, pour passer vraiment inaperçu dans les bars populaires, j'adopte les us odieux de mon entourage. Quand parfois à l'heure vespérale dans un de ces établissements plébéiens j'ingurgite quelque breuvage enivrant, je fais mine d'apprécier l'infâme musique de fond issue du juke-box alors qu'en réalité je ne souffre que les quatuors de Beethoven...
 
Je croise la trogne du patron, des clients... Faussement uni à cette assemblée de minables qui pataugent dans leur médiocrité quotidienne, je lève ma coupe avec eux aux causes les plus ineptes : à la santé de Bébert, à la prochaine baisse des impôts locaux, à l'ouverture de la supérette du coin de la rue... Ennemi de toute finesse de pensée, le cercle se referme un peu plus autour du gros rouge. A partir de cet instant, tout est possible. Par exemple, un des éthyliques dans un éclair de stupidité hautement prévisible se lamente, inconsolable, sur le sort de son chien malade puis sans transition cause allègrement météorologie, femmes, automobiles... Au second verre, solennel comme une statue de plâtre, le regard lointain et mystérieux, il se met à débiter des banalités mécaniques au sujet des roues de son vélo, allant jusqu'à invoquer le dieu Michelin avec dans la voix de sincères tremblements d'admiration pour le concepteur de la chambre à air.
 
En choeur, tous approuvent.
 
Et moi, depuis mes sphères divines que mes compagnons de beuverie sont incapables de concevoir, je surenchéris.
 
Mes propos, d'une insignifiance abyssale mais clamés sur un ton plein d'une fureur feinte mi-alcoolique mi-crapuleuse, les flattent et les rassurent jusqu'au fond de leur coeur prompt à battre à la moindre sollicitation "bistrotière", tout en berçant exquisément leurs viscères imbibés de vile piquette... En quelques crachats d'ivrogne je deviens leur grand amiral de zinc : à la vie, à la mort !
 
Je ressors de la brasserie deux fois ivre : repus de bière fine et grisé de jubilation cynique.

L'euphorie de la boisson, associée au plaisir intellectuel, est ainsi décuplé.

VOIR LES DEUX VIDEOS :


https://youtu.be/BOpKKPFDG2c

https://rutube.ru/video/a43bec998856c9b06acfb266ea2535e9/

29 - 14 juillet

La troupe des patriotes est réunie, tout de tricolore parée. Il y a le vétéran, la poitrine couverte d'honneurs, ventru, rougeaud, déjà transpirant de pastis. Avec sa mine d'éternel abruti, il est raide comme une stèle devant l'étendard qui flotte sur le mémorial des deux guerres. Il y a la belle Gisèle, la putain de Monsieur le curé. Prête à pousser le couplet patriotique pour se faire remarquer des villageois... Belle est un mot un peu fort : la cinquantaine décatie, édentée, claudicante, apprêtée comme une jument de trait, elle fit rêver plus d'un béret. Parce qu'elle est blonde, on dit qu'elle est avenante dans le coin. Critères locaux...

Son bourricot d'abbé est à son côté, évidemment. Noire soutane et missel sous le bras, l'air de rien : fadasse, lisse, insignifiant. Un fétu de paille, un poltron, voire un ancien collabo disent certains... Passons plutôt à son voisin, le père Hector, le chef du village. Une cuve à bière que même une barrique n'effraie pas ! La réputation jamais usurpée d'être un sacré foutu couillu de chaud lapin... Élu dès le premier tour avec 45 voix sur 60. La grande affaire de sa vie. L'homme respecté du clocher. Autour de ces quatre piliers, les notables : commis agricoles, bedeau, épicier et son épicière, la secrétaire municipal, divers moustachus grasseyants...

Face au Monument aux morts l'hymne national retentit. Les tambours communaux résonnent, terribles. Quelques rosières endimanchées tressaillent, trop émotives. D'autres, plus canailles, se pâment. De sa voix chevrotante la Gisèle entonne le chant, rapidement désynchronisée d'avec l'orchestre. Une larme coule sur la joue du vieux soldat. Simple sueur d'ivrogne... Le dernier refrain achevé, un silence officiel pèse sur la place, vite relayé par un concert d'aboiements : les chiens des alentours, excités par le fracas des percussions, apportent une note vachère à la cérémonie.

Le discours du maire est très applaudi, bien que truffé de fautes grammaticales. "Drapeaux" au pluriel fut héroïquement accordé avec "martial" au singulier, non sans trémolos nationalistes dans la gorge du serviteur de l'Etat.

La journée des célébrations du 14 juillet terminée, tard dans la nuit chacun s'en retourne chez soi ou ailleurs cuver son dû républicain. La poule du prêtre, au presbytère. Le doyen des combattants, dans le fossé, ivre-mort. Le reste des administrés, dans leurs étables, les bistrots des environs ou plus sobrement, nulle part.

L'hôte de la mairie, dans son lit.

28 - Amiens

Amiens, ville triste aux sommets pleins de pesanteurs, fut le premier horizon de mon enfance. Une sorte de grand ciel sombre situé par-delà les bois et les plaines, loin de mon village.
 
Je percevais la capitale du département depuis la hauteur de mes douze ans. Avec un regard double, naïf et acerbe : celui du corbeau des champs et celui du papillon des jardins. C'est-à-dire un mélange de nuages et de Soleil, de neige et de suie, de vagues et de flammes.
 
J'avais déjà des ailes pour survoler le monde et le voyais entre l'ombre et la lumière, le caniveau et l'azur, la ronce et la fleur. Et considérais par conséquent les choses non platement mais avec la vigueur de mes sentiments graves et frivoles.
 
Bref, cette Babylone du royaume de la betterave me paraissait aussi sinistre que sublime.
 
Brillante comme le charbon.
 
En effet, la cité picarde endeuillée par la brique, figée dans une ambiance mortelle -et cependant magnifiée par sa cathédrale-, a un charme crépusculaire.
 
Et ressemble à un vaste cimetière.
 
Un lieu de peines et de pluies hanté par des âmes vivantes et des endives mortes, des astres pâles et des coeurs lunaires. Le peuple amiénois est une mer de ténèbres qui a le sourire.
 
En cette agglomération du nord coule le plomb des siècles et remontent les brumes de la nuit. C'est une vieille gargouille qui a l'habitude des larmes. Ce qui lui confère ce visage spectral, cet air morne, ce teint noir. La grisaille alourdit ses pavés et l'averse fait sangloter ses toits. Et l’été qui rayonne en vain sur son éternelle langueur n’arrange rien à la situation. L'éclat de la flèche gothique rivalise avec la morosité de la Tour Perret : l'une désigne un âge stellaire, l'autre des jours d'agonie.
 
En toutes saisons, les rues de ce chef-lieu sont hivernales et les gouttières débordent de regrets.
 
Mais aucune année n'y est mauvaise pourtant car il y a, pour alléger cette préfecture maussade, les hortillonnages, Ché Cabotans, ainsi que les macarons.
 
Sans oublier la frite qui se marie à merveille à la bière.
 
Vous qui venez du sud ou bien d'ailleurs, vous serez toujours les bienvenus dans ce pays de craie, de flotte et de déprime qu'est la Somme.

Et n'oublierez jamais son plus terne joyau, Amiens.

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